... thy rope of sands...
George Herbert (1593-1633)
La ligne est composée d'un nombre infini de points ; le plan, d'un nombre infini de lignes ; le volume, d'un nombre infini de plans ; l'hypervolume, d'un nombre infini de volumes... Non, décidément, ce n'est pas là, more geometrico, la meilleure façon de commencer mon récit. C'est devenu une convention aujourd'hui d'affirmer de tout conte fantastique qu'il est véridique ; le mien, pourtant, est véridique.
Je vis seul, au quatrième étage d'un immeuble de la rue Belgrano. II y a de cela quelques mois, en fin d'après-midi, j'entendis frapper à ma porte. J'ouvris et un inconnu entra. C'était un homme grand, aux traits imprécis. Peut-être est-ce ma myopie qui me les fit voir de la sorte. Tout son aspect reflétait une pauvreté décente. II était vêtu de gris et il tenait une valise à la main. Je me rendis tout de suite compte que c'était un étranger. Au premier abord, je le pris pour un homme âgé ; ensuite je constatai que j'avais été trompé par ses cheveux clairsemés, blonds, presque blancs, comme chez les Nordiques. Au cours de notre conversation, qui ne dura pas plus d'une heure, j'appris qu'il était originaire des Orcades.
Je lui offris une chaise. L'homme laissa passer un moment avant de parler. II émanait de lui une espèce de mélancolie, comme il doit en être de moi aujourd'hui.
- Je vends des bibles, me dit-il.
Non sans pédanterie, je lui répondis :
- II y a ici plusieurs bibles anglaises, y compris la première, celle de Jean Wiclef. J'ai également celle de Cipriano de Valera, celle de Luther, qui du point de vue littéraire est la plus mauvaise, et un exemplaire en latin de la Vulgate. Comme vous voyez, ce ne sont pas précisément les bibles qui me manquent.
Après un silence, il me rétorqua :
- Je ne vends pas que des bibles. Je puis vous montrer un livre sacré qui peut-être vous intéressera. Je l'ai acheté à la frontière du Bikanir.
Il ouvrit sa valise et posa l'objet sur la table. C'était un volume in-octavo, relié en toile. Il avait sans aucun doute passé par bien des mains. Je l'examinai ; son poids insolite me surprit. En haut du dos je lus Holy Writ et en bas Bombay.
- Il doit dater du dix-neuvième siècle, observai-je.
- Je ne sais pas. Je ne l'ai jamais su, me fut-il répondu.
Je l'ouvris au hasard. Les caractères m'étaient inconnus. Les pages, qui me parurent assez abîmées et d'une pauvre typographie, étaient imprimées sur deux colonnes à la façon d'une bible. Le texte était serré et disposé en versets. A l'angle supérieur des pages figuraient des chiffres arabes. Mon attention fut attirée sur le fait qu'une page paire portait, par exemple, le numéro 40514 et l'impaire, qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page; au verso la pagination comportait huit chiffres. Elle était ornée d'une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessinée à la plume, comme par la main malhabile d'un enfant.
L'inconnu me dit alors:
- Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus.
Il y avait comme une menace dans cette affirmation, mais pas dans la voix.
Je repérai sa place exacte dans le livre et fermai le volume. Je le rouvris aussitôt. Je cherchai en vain le dessin de l'ancre, page par page. Pour masquer ma surprise, je lui dis :
- Il s'agit d'une version de l'Ecriture Sainte dans une des langues hindoues, n'est-ce pas ?
- Non, me répondit-il.
Puis, baissant la voix comme pour me confier un secret :
- J'ai acheté ce volume, dit-il, dans un village de la plaine, en échange de quelques roupies et d'une bible. Son possesseur ne savait pas lire. Je suppose qu'il a pris le Livre des Livres pour une amulette. II appartenait à la caste la plus inférieure; on ne pouvait, sans contamination, marcher sur son ombre. II me dit que son livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin.
II me demanda de chercher la première page.
Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l'index. Je m'efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.
- Maintenant cherchez la dernière.
Mes tentatives échouèrent de même; à peine pus-je balbutier d'une voix qui n'était plus ma voix :
- Cela n'est pas possible.
Toujours à voix basse le vendeur de bibles me dit :
- Cela n'est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d'une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque.
Jorge Luis Borges, El libro de arena, Le Livre de sable, 1975
Trois heures de conversation, j’ai perdu trois heures de silence.
La douceur de vivre a disparu avec l’avènement du bruit. Le monde aurait dû finir il y a cinquante ans ; ou, beaucoup mieux, il y a cinquante siècles.
Silence presque total. Ah ! Si tous ces gens persévéraient indéfiniment dans leur sommeil ! Ou si l’homme redevenait l’animal muet qu’il fut !
J’entends les cloches de Saint-Sulpice, je crois. Émotion soudaine. Irruption du passé dans une époque sinistre comme la nôtre. C’est tout de même un autre bruit que celui des voitures.
Rentrer en soi, y entendre ce silence aussi vieux que l’être, plus ancien même - le silence antérieur au temps.
On m’a raconté l’histoire d’une femme, sourde depuis trente ans, qui vient de recouvrer l’ouïe à la suite d’une opération et qui, atterrée par le bruit, a demandé qu’on lui redonne sa surdité...
Veille de Pâques. Paris se vide. Ce silence si inhabituel comme en plein été. Que les gens avant l’ère industrielle devaient être heureux ! Mais non. Ils ignoraient complètement leur bonheur, comme nous ignorons le nôtre. Il nous suffirait d’imaginer dans le détail l’an 2000 pour que nous ayons par contraste la sensation d’être encore au Paradis.
Si la plus grande satisfaction qu’on puisse atteindre dérive de l’entretien avec soi dans la solitude, la forme suprême de "réalisation" est la vie érémitique.
Si seulement on avait le courage de ne pas avoir d’opinions sur quoi que ce soit ! Ou alors en émettre une devrait constituer un acte aussi important que prier. Se mettre en état d’oraison pour oser avoir une opinion ! C’est à cette seule condition que "la parole" pourrait acquérir quelque dignité ou reconquérir son ancien statut, si tant est qu’elle en eût un jamais dont elle pût être fière.
Pourquoi tout silence est-il sacré ? Parce que la parole est, sauf dans des moments exceptionnels, une profanation.
La seule chose qui élève l’homme au-dessus de l’animal est la parole ; et c’est elle aussi qui le met souvent au-dessous.
Je crois la parole récente, je me figure mal un dialogue qui remonte au-delà de dix mille ans. Je me figure encore plus mal qu’il puisse y en avoir un, je ne dis pas dans dix mille ans, dans mille ans seulement.
Je crois aux vertus du silence, je ne m’attribue quelque réalité que lorsque je me tais, et je parle, je parle, et nous parlons tous. Le vrai contact entre deux êtres, et entre les êtres en général, ne s’établit que par la présence muette, par non-communication apparente, comme l’est toute communion véritable, par l’échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure.
J’ai combattu toutes mes passions et j’ai essayé de rester encore écrivain. Mais c’est là une chose quasi impossible, un écrivain n’étant tel que dans la mesure où il sauvegarde et cultive ses passions, où il les excite même et les exagère. On écrit avec ses impuretés, ses conflits non résolus, ses défauts, ses ressentiments, ses restes... adamiques. On n’est écrivain que parce que l’on n’a pas vaincu le vieil homme, que dis-je ? L’écrivain, c’est le triomphe du vieil homme, des vieilles tares de l’humanité ; c’est l’homme avant la Rédemption. [...] C’est l’humanité tarée dans son essence qui constitue la matière de toute son œuvre. On ne crée qu’à partir de la Chute.
Tout ce que l’homme fait, il ne le fait que parce qu’il a cessé d’être ange.
Tout acte en tant qu’acte n’est possible que parce que nous avons rompu avec le Paradis.
Tout créateur s’insurge contre la tentation de l’angélisme.
Par tempérament je suis bavard, et tout ce que je puis avoir de bon, je le dois au silence.
Il est 1 heure du matin. Ce silence extraordinaire justifierait à lui seul l’adhésion à une forme quelconque d’espoir.
Le saint a raison de dire que le silence nous rapproche de Dieu. C’est quand tout se tait en nous que nous sommes à même de Le percevoir. Lui, c’est-à-dire quelqu’un ou quelque chose qui ne résiste pas à l’analyse, mais qui remplit néanmoins notre silence.
Le silence va plus loin que la prière, puisqu’il n’est jamais plus profond que dans l’impossibilité de prier.
Tout silence dont on est conscient, qu’on cultive ou qu’on espère se ramène à une possibilité d’expérience mystique.
Emile-Michel CIORAN, Cahiers (1947-1952).
Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n’est pas parce qu’il est contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit.
Comme la peste il est le temps du mal, le triomphe des forces noires, qu’une force encore plus profonde alimente jusqu à l’extinction.
Il y a en lui comme dans la peste une sorte d’étrange soleil, une lumière d’une intensité anormale où il semble que le difficile et l’impossible même deviennent tout à coup notre élément normal. Et l’Annabella de Ford, comme tout théâtre vraiment valable, est sous l’éclat de cet étrange soleil. Elle ressemble à la liberté de la peste où de degré en degré, d’échelon en échelon, l’agonisant gonfle son personnage, où le vivant devient au fur et à mesure un être grandiose et surtendu.
On peut dire maintenant que toute vraie liberté est noire et se confond immanquablement avec la liberté du sexe qui est noire elle aussi sans que l’on sache très bien pourquoi. Car il y a longtemps que l’Eros platonicien, le sens génésique, la liberté de vie, a disparu sous le revêtement sombre de la Libido que l’on identifie avec tout ce qu’il y a de sale, d’abject, d’infamant dans le fait de vivre, de se précipiter avec une vigueur naturelle et impure, avec une force toujours renouvelée vers la vie.
Et c’est ainsi que tous les grands Mythes sont noirs et qu’on ne peut imaginer hors d’une atmosphère de carnage, de torture, de sang versé, toutes les magnifiques Fables qui racontent aux foules le premier partage sexuel et le premier carnage d’essences qui apparaissent dans la création.
Le théâtre, comme la peste, est à l’image de ce carnage, de cette essentielle séparation. Il dénoue des conflits, il dégage des forces, il déclenche des possibilités, et si ces possibilités et ces forces sont noires, c’est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie.
Nul mieux que Dickens n’a raconté ce qu’est une vie, en tenant compte de l’article indéfini comme indice du transcendantal. Une canaille, un mauvais sujet méprisé de tous est ramené mourant, et voilà que ceux qui le soignent manifestent une sorte d’empressement, de respect, d’amour pour le moindre signe de vie du moribond. Tout le monde s’affaire à le sauver, au point qu’au plus profond de son coma le vilain homme sent lui-même quelque chose de doux le pénétrer. Mais à mesure qu’il revient à la vie, ses sauveurs se font plus froids, et il retrouve toute sa grossièreté, sa méchanceté. Entre sa vie et sa mort, il y a un moment qui n’est plus que celui d’une vie jouant avec la mort .
Dites-vous bien'qu'en règle générale il n'y a pas de bonne solution au problème de la survie matérielle; mais il y en a de très mauvaises. Le problème du lieu de vie ne se posera en général pas; vous irez où vous pourrez. Essayez simplement d'éviter les voisins trop bruyants, capables à eux seuls de provoquer une mort intellectuelle définitive.
Une petite insertion professionnelle peut apporter certaines connaissances, éventuellement utilisables dans une œuvre ultérieure, sur le fonctionnement de la société. Mais une période de clochardisation, où l'on plongera dans la marginalité, apportera d'autres savoirs. L'idéal est d'alterner.
D'autres réalités de la vie, telles qu'une vie sexuelle harmonieuse, le mariage, le fait d'avoir des enfants, sont à lafois bénéfiques et fécondes. Mais elles sont presque impossibles à atteindre. Ce sont là, sur le plan artistique, des terres pratiquement inconnues.
D'une manière générale, yous serez bringuebalé entre l'amertume et l'angoisse. Dans les deuX cas, l'alcool vous aidera. L'essentiel est d'obtenir ces quelques moments de rémission qui permettront la réalisation de votre œuvre. Ils seront brefs ;efforcez-vou,s de les saisir.
N'ayez pas peur du bonheur; il n'existe pas.
Rime, raille, cymbale, luthes,
Comme fol feintif, éhontés ;
Farce, brouille, joue des flûtes ;
Fais, ès villes et ès cités,
Farces, jeux et moralités,
Gagne au berlan, au glic, aux quilles
Aussi bien va, or écoutez !
Tout aux tavernes et aux filles.
« […] la tragédie grecque, dans sa forme la plus ancienne, n’avait pas d’autre objet que les souffrances de Dionysos et […] pendant très longtemps, ce fut lui justement le seul héros présent sur la scène. Mais on peut affirmer avec une égale certitude que Dionysos, jusqu’à Euripide, n’a jamais cessé d’être le héros tragique et que toutes les figures illustres du théâtre grec, Prométhée, Œdipe, etc., ne sont jamais que des masques de ce héros primitif. […] en vérité, ce héros est le Dionysos souffrant des Mystères, le dieu qui sur lui-même fait l’épreuve des souffrances de l’individuation, et dont d’admirables mythes racontent qu’enfant, il fut déchiqueté par les Titans et qu’on le vénère, ainsi mutilé et dispersé, sous le nom de Zagreus. Ce qui signifie […] que nous devons par conséquent considérer l’état d’individuation comme la cause et la source originelle de toute souffrance, comme quelque chose de condamnable en soi. […] Tout l’espoir des époptes, cependant, allait à une résurrection de Dionysos – où nous sommes désormais en mesure de soupçonner la fin de l’individuation : c’est en l’honneur de ce troisième Dionysos à venir que retentissaient leurs chants vibrant d’allégresse, et ce seul espoir pouvait mettre un rayon de joie sur la face du monde lacéré, morcelé en individus. […] Rassemblées, de telles intuitions […] révèlent la doctrine ésotérique de la tragédie, telle qu’elle provient des Mystères. »
«La littérature africaine des années 2000 poursuit cet élan de migration en y inscrivant une dimension plus éclatée. Elle nous dit qu’en se dispersant dans le monde, les Africains créent d’autres « Afriques », tentent d’autres aventures, peut-être salutaires, pour valoriser les cultures du continent noir, conscients que l’oiseau qui ne s’est pas envolé de l’arbre sur lequel il est né ne comprendra jamais le chant de son compère migrateur.
Comment justement entrer dans la mondialisation sans perdre son âme pour un plat de lentilles ? Telle est la grande interrogation de cette littérature africaine en français dans le temps présent. Et la thèse de Dominic Thomas dans Noirs d’encre nous rappelle que l’heure est venue pour la France de comprendre que ces diasporas noires qui disent le monde dans la langue de Molière et de Kourouma se trouvent au cœur de l’ouverture de la nation au monde, au cœur même de sa modernité
J’appartiens à cette génération-là. Celle qui s’interroge, celle qui, héritière bien malgré elle de la fracture coloniale, porte les stigmates d’une opposition frontale de cultures dont les bris de glace émaillent les espaces entre les mots, parce que ce passé continue de bouillonner, ravivé inopportunément par quelques politiques qui affirment, un jour, que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » et, un autre jour, que la France est « un pays judéo-chrétien et de race blanche », tout en évitant habilement de rappeler que la grandeur du pays en question est aussi l’œuvre de ces taches noires, et que nous autres Africains n’avions pas rêvé d’être colonisés, que nous n’avions jamais rêvé d’être des étrangers dans un pays et dans une culture que nous connaissons sur le bout des doigts. Ce sont les autres qui sont venus à nous, et nous les avons accueillis à Brazzaville, au moment où cette nation était occupée par les nazis. »
« Couleur d’origine observait la communauté de Château-Rouge et sa manière de vivre. Au bout de quelques mois, elle a tiré la conclusion que nous autres on dépensait des sommes faramineuses pour nous blanchir la peau. On préférait mourir de faim plutôt que de coltiner une peau foncée.
Un soir, alors que leur commerce battait de l’aile depuis un moment, elle a suggéré à Rachel l’idée de vendre des produits à dénégrifier :
- On doit vendre des choses-là, je sais où on ira acheter les Ambi rouges et les Diprosone à un tarif très réduit. C’est un commerce qui ressemble à celui d’un croque-mort : le croque mort ne chômera jamais parce que les gens ils sont condamnées à mourir. Eh bien, nous les Noirs, c’est pareil : nous ne renoncerons pas à nous blanchir la peau tant que nous serons persuadés que notre malédiction n’est qu’une histoire de couleur… »
Les points, dans les vieux manuscrits arabes, sont marqués par des soleils respiratoires… Respirez, poumonez ! Poumoner, ça veut pas dire déplacer de l’air, gueuler, se gonfler, mais au contraire avoir une véritable économie respiratoire, user tout l’air qu’on prend, tout l’dépenser avant d’en r’prendre, aller au bout du souffle, jusqu’à la constriction de l’asphyxie finale du point, du point de la phrase, du poing qu’on a au côté après la course.
Bouche, anus. Sphincter. Muscles ronds fermant not’ tube. L’ouverture et la fermeture de la parole.
Attaquer net (des dents, des lèvres, de la bouche musclée) et finir net (air coupé). Arrêter net. Mâcher et manger le texte. Le spectateur aveugle doit entendre croquer et déglutir, se demander ce que ça mange, là-bas, sur ce plateau. Qu’est-ce qu’ils mangent ? Ils se mangent ? Mâcher ou avaler. Mastication, succion, déglutition. Des bouts de texte doivent être mordus, attaqués méchamment par les mangeuses (lèvres, dents) ; d’autres morceaux doivent être vite gobés, déglutis, engloutis, aspirés, avalés. Mange, gobe, mange, mâche, poumone sec, mâche, mastique, cannibale ! Aie, aie !… Beaucoup du texte doit être lancé d’un souffle, sans reprendre son souffle, en l’usant tout. Tout dépenser. Pas garder ces p’tites réserves, pas avoir peur de s’essouffler. Semble que c’est comme ça qu’on trouve le rythme, les différentes respirations, en se lançant en chute libre. Pas tout couper, tout découper en tranches intelligentes, en tranches intelligibles – comme le veut la diction habituelle française d’aujourd’hui où le travail de l’acteur consiste à découper son texte en salami, à souligner certains mots, les charger d’intentions, à refaire en somme l’exercice de segmentation de la parole qu’on apprend à l’école : phrase découpée en sujet-verbe-complément d’objet, le jeu consistant à chercher le mot important, à souligner un membre de phrase, pour bien montrer qu’on est un bon élève intelligent – alors que, alors que, alors que, la parole forme plutôt quelque chose comme un tube d’air, une colonne à échappée irrégulière, à spasmes, à vanne, à flots coupés, à fuite, à pression.
Où c’est qu’il est l’coeur de tout ça ? Est-ce que c’est l’coeur qui pompe, fait circuler tout ça ? Le coeur de tout ça, il est dans l’fond du ventre, dans les muscles du ventre. Ce sont les mêmes muscles du ventre qui, pressant boyaux et poumons, nous servent à déféquer ou à accentuer la parole. Faut pas faire les intelligents, mais mettre les ventres, les dents, les mâchoires au travail.
Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », in Le Théâtre des paroles, P.O.L., 1989
Aujourd'hui, comme un auteur s'effraye de voir ses propres rêveries qui lui paraissent sans grande valeur parce qu'il ne les sépare pas de lui-même, obliger un éditeur à choisir un papier, à employer des caractères peut-être trop beaux pour elles, je me demandais si mon désir d'écrire était quelque chose d'assez important pour que mon père dépensât à cause de cela tant de bonté. Mais surtout en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles soupçons. Le premier c'était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus que ce qui allait en suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second soupçon, qui n'était à vrai dire qu'une autre forme du premier, c'est que je n'étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois, tout comme ces personnages de roman qui, à cause de cela, me jetaient dans une telle tristesse, quand je lisais leur vie, à Combray, au fond de ma guérite d'osier. Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s'en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite sensible, les romanciers sont obligés, en accélérant follement les battements de l'aiguille, de faire franchir au lecteur dix, vingt, trente ans, en deux minutes. Au haut d'une page on a quitté un amant plein d'espoir, au bas de la suivante on le retrouve octogénaire, accomplissant péniblement dans le préau d'un hospice sa promenade quotidienne, répondant à peine aux paroles qu'on lui adresse, ayant oublié le passé. En disant de moi : « Ce n'est plus un enfant, ses goûts ne changeront plus, etc. », mon père venait tout d'un coup de me faire apparaître à moi-même dans le Temps, et me causait le même genre de tristesse, que si j'avais été non pas encore l'hospitalisé ramolli, mais ces héros dont l'auteur, sur un ton indifférent qui est particulièrement cruel, nous dit à la fin d'un livre : « Il quitte de moins en moins la campagne. Il a fini par s'y fixer définitivement, etc. »
Cet asservissement de l’élite à la vulgarité est de règle dans bien des ménages, si l’on pense, inversement, à tant de femmes supérieures qui se laissent charmer par un butor, censeur impitoyable de leurs plus délicates paroles, tandis qu’elles s’extasient, avec l’indulgence infinie de la tendresse, devant ses facéties les plus plates.
Ah ! les philtres les plus forts
Ne valent pas ta paresse,
Et tu connais la caresse
Qui fait revivre les morts !
Tes hanches sont amoureuses
De ton dos et de tes seins,
Et tu ravis les coussins
Par tes poses langoureuses.
Quelquefois, pour apaiser
Ta rage mystérieuse,
Tu prodigues, sérieuse,
La morsure et le baiser ;
Tu me déchires, ma brune,
Avec un rire moqueur,
Et puis tu mets sur mon coeur
Ton oeil doux comme la lune.
Je ne veux pas marcher dans les rues de Tabataba, elles sont pleines de merdes de chiens; je ne veux pas boire de la bière dans les maquis, elle n’est même pas froide et elle est trafiquée. Je n’aime pas les voisines, elles sentent la poule, je n’aime pas comme elles se coiffent et s’habillent, je les préfère le matin quand elles préparent le repas. Et dès qu’il commence à faire nuit, je n’aime plus mes copains. J’aime ma moto et mes pattes pleines de graisse, et le chiffon sale ; je préfère mon pantalon sans boutons et ma chemise froissée ; j’aime la vieille cour et les vieux et les chèvres; une chèvre sent la chèvre, je ne veux pas sentir la poule, je veux sentir mon odeur à moi, je veux choisir ma saleté et rester dans la cour.
Inexplicable cœur, énigme de toi-même,
Tyran de ma raison, de la vertu que j'aime,
Ennemi du repos, amant de la douleur,
Que tu me fais de mal, inexplicable cœur !
Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce,
Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée,
Ô train de luxe ! et l’angoissante musique
Qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré,
Tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd,
Dorment les millionnaires.
Je parcours en chantonnant tes couloirs
Et je suis ta course vers Vienne et Budapesth,
Mêlant ma voix à tes cent mille voix,
Ô Harmonika-Zug !
J’ai senti pour la première fois toute la douceur de vivre,
Dans une cabine du Nord-Express, entre Wirballen et Pskow.
On glissait à travers des prairies où des bergers,
Au pied de groupes de grands arbres pareils à des collines,
Étaient vêtus de peaux de moutons crues et sales…
(Huit heures du matin en automne, et la belle cantatrice
Aux yeux violets chantait dans la cabine à côté.)
Et vous, grandes places à travers lesquelles j’ai vu passer la Sibérie et les monts du Samnium,
La Castille âpre et sans fleurs, et la mer de Marmara sous une pluie tiède !
Prêtez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn , prêtez-moi
Vos miraculeux bruits sourds et
Vos vibrantes voix de chanterelle ;
Prêtez-moi la respiration légère et facile
Des locomotives hautes et minces, aux mouvements
Si aisés, les locomotives des rapides,
Précédant sans effort quatre wagons jaunes à lettres d’or
Dans les solitudes montagnardes de la Serbie,
Et, plus loin, à travers la Bulgarie pleine de roses…
Ah ! il faut que ces bruits et que ce mouvement
Entrent dans mes poèmes et disent
Pour moi ma vie indicible, ma vie
D’enfant qui ne veut rien savoir, sinon
Espérer éternellement des choses vagues.
Charleville, [13] mai 1871.
Cher Monsieur !
Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. — Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. Stat mater dolorosa, dum pendet filius. — je me dois à la Société, c’est juste, — et j’ai raison. — Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd’hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire, — pardon ! — le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j’espère, — bien d’autres espèrent la même chose, — je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez ! — je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris — où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense. — Pardon du jeu de mots. —
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait !
Vous n’êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C’est de la fantaisie, toujours. — Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni — trop — de la pensée :
Mon triste cœur bave à la poupe…
…
Ça ne veut pas rien dire. — Répondez-Moi : chez M. Deverrière, pour A. R.
Bonjour de cœur,
Art. Rimbaud.
Comme son G l'indique le gymnaste porte le bouc et la moustache que rejoint presque une grosse mèche en accroche-cœur sur un front bas.
Moulé dans un maillot qui fait deux plis sur l'aine il porte aussi, comme son Y, la queue à gauche.
Tous les cœurs il dévaste mais se doit d'être chaste et son juron est baste!
Plus rose que nature et moins adroit qu'un singe il bondit aux agrès saisi d'un zèle pur. Puis du chef de son corps pris dans la corde à nœuds il interroge l'air comme un ver de sa motte.
Pour finir il choit parfois des cintres comme une chenille, mais rebondit sur pieds, et c'est alors le parangon adulé de la bêtise humaine qui vous salue.
Comme vous, je méprise de toute la hauteur de mon âme l’ordre social et surtout l’ordre politique qui en est l’excrément ; – comme vous, je me moque des anciennistes et de l’académie ; – comme vous, je me pose incrédule et froid devant la magniloquence et les oripeaux des religions de la terre ; – comme vous, je n’ai de pieux élancements que vers la Poésie, cette sœur jumelle de Dieu, qui départ au monde physique la lumière, l’harmonie et les parfums ; au monde moral, l’amour, l’intelligence et la volonté !
Il n’y a pas d’amour heureux
Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n’y a pas d’amour heureux
Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu’on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu’on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n’y a pas d’amour heureux
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j’ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n’y a pas d’amour heureux
Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n’y a pas d’amour heureux
Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
Il n’y a pas d’amour heureux
Mais c’est notre amour à tous les deux
» Votre père se rapprocha de moi, me prit les deux mains et continua d’un ton affectueux :
» — Mon enfant, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire ; comprenez seulement que la vie a parfois des nécessités cruelles pour le cœur, mais qu’il faut s’y soumettre. Vous êtes bonne, et votre âme a des générosités inconnues à bien des femmes qui peut-être vous méprisent et ne vous valent pas. Mais songez qu’à côté de la maîtresse il y a la famille ; qu’outre l’amour il y a les devoirs ; qu’à l’âge des passions succède l’âge où l’homme, pour être respecté, a besoin d’être solidement assis dans une position sérieuse. Mon fils n’a pas de fortune, et cependant il est prêt à vous abandonner l’héritage de sa mère. S’il acceptait de vous le sacrifice que vous êtes sur le point de faire, il serait de son honneur et de sa dignité de vous faire en échange cet abandon qui vous mettrait toujours à l’abri d’une adversité complète. Mais ce sacrifice, il ne peut l’accepter, parce que le monde, qui ne vous connaît pas, donnerait à ce consentement une cause déloyale qui ne doit pas atteindre le nom que nous portons. On ne regarderait pas si Armand vous aime, si vous l’aimez, si ce double amour est un bonheur pour lui et une réhabilitation pour vous ; on ne verrait qu’une chose, c’est qu’Armand Duval a souffert qu’une fille entretenue, pardonnez-moi, mon enfant, tout ce que je suis forcé de vous dire, vendît pour lui ce qu’elle possédait. Puis le jour des reproches et des regrets arriverait, soyez-en sûre, pour vous comme pour les autres, et vous porteriez tous deux une chaîne que vous ne pourriez briser. Que feriez-vous alors ? Votre jeunesse serait perdue, l’avenir de mon fils serait détruit ; et moi, son père, je n’aurais que de l’un de mes enfants la récompense que j’attends des deux.
» Vous êtes jeune, vous êtes belle, la vie vous consolera ; vous êtes noble, et le souvenir d’une bonne action rachètera pour vous bien des choses passées. Depuis six mois qu’il vous connaît, Armand m’oublie. Quatre fois je lui ai écrit sans qu’il songeât une fois à me répondre. J’aurais pu mourir sans qu’il le sût !
» Quelle que soit votre résolution de vivre autrement que vous avez vécu, Armand qui vous aime ne consentira pas à la réclusion à laquelle sa modeste position vous condamnerait, et qui n’est pas faite pour votre beauté. Qui sait ce qu’il ferait alors ! Il a joué, je l’ai su ; sans vous en rien dire, je le sais encore ; mais, dans un moment d’ivresse, il eût pu perdre une partie de ce que j’amasse, depuis bien des années, pour la dot de ma fille, pour lui, et pour la tranquillité de mes vieux jours. Ce qui eût pu arriver peut arriver encore.
» Êtes-vous sûre en outre que la vie que vous quitteriez pour lui ne vous attirerait pas de nouveau ? Êtes-vous sûre, vous qui l’avez aimé, de n’en point aimer un autre ? Ne souffrirez-vous pas enfin des entraves que votre liaison mettra dans la vie de votre amant, et dont vous ne pourrez peut-être pas le consoler, si, avec l’âge, des idées d’ambition succèdent à des rêves d’amour ? Réfléchissez à tout cela, madame : vous aimez Armand, prouvez-le-lui par le seul moyen qui vous reste de le lui prouver encore : en faisant à son avenir le sacrifice de votre amour. Aucun malheur n’est encore arrivé, mais il en arriverait, et peut-être de plus grands que ceux que je prévois. Armand peut devenir jaloux d’un homme qui vous a aimée ; il peut le provoquer, il peut se battre, il peut être tué enfin, et songez à ce que vous souffririez devant ce père qui vous demanderait compte de la vie de son fils.
» Enfin, mon enfant, sachez tout, car je ne vous ai pas tout dit, sachez donc ce qui m’amenait à Paris. J’ai une fille, je viens de vous le dire, jeune, belle, pure comme un ange. Elle aime, et elle aussi elle a fait de cet amour le rêve de sa vie. J’avais écrit tout cela à Armand, mais, tout occupé de vous, il ne m’a pas répondu. Eh bien, ma fille va se marier. Elle épouse l’homme qu’elle aime, elle entre dans une famille honorable qui veut que tout soit honorable dans la mienne. La famille de l’homme qui doit devenir mon gendre a appris comment Armand vit à Paris, et m’a déclaré reprendre sa parole si Armand continuait cette vie. L’avenir d’une enfant qui ne vous a rien fait, et qui a le droit de compter sur l’avenir, est entre vos mains.
Écoutons cependant ce que nous dit le sage :
« Femmes, est‑ce bien vous qui parlez d'esclavage ?
Vous, dont le seul regard peut nous subjuguer tous,
Vous, qui nous enchainez tremblants à vos genoux !
Vos attraits, vos pleurs fins, vos perfides caresses,
Ne suffisent‑ils pas à vous rendre maitresses ?
Eh ! Qu'avez‑vous besoin de moyens superflus ?
Vous nous tyrannisez ; que vous faut‑il de plus ? »
Ce qu'il nous faut de plus ? Un pouvoir légitime.
La ruse est le recours d'un être qu'on opprime.
Cessez de nous forcer à ces indignes soins ;
Laissez‑nous plus de droits, et vous en perdrez moins.
Oui, sans doute, à nos pieds notre fierté vous brave,
Un tyran qu'on soumet doit devenir esclave.
Mais ce cruel moyen de nous venger, hélas !
Nous coute bien des pleurs que vous ne voyez pas.
Il est temps que la paix, enfin, nous soit offerte,
De l'étude, des arts, la carrière est ouverte,
Hommes, nous y volons : c'est là que l'univers
Jugera si nos mains doivent porter des fers.
Mais déjà mille voix ont blâmé notre audace ;
On s'étonne, on murmure, on s'agite, on menace ;
On veut nous arracher la plume et les pinceaux ;
Chacun a contre nous sa chanson, ses bons mots ;
L'un, ignorant et sot, vient, avec ironie,
Nous citer de Molière un vers qu'il estropie ;
L'autre, vain par système et jaloux par métier,
Dit d'un air dédaigneux : « Elle a son teinturier».
De jeunes gens à peine échappés du collège
Discutent hardiment nos droits, leur privilège ;
Et les arrêts dictés par la fatuité,
La mode, l'ignorance, et la futilité,
Répétés en écho par ces juges imberbes,
Après deux ou trois jours sont passés en proverbes.
« Pour ceux qui vivent à l’intérieur de ses limites, les lumières de la ville sont le seul luminaire du vaste ciel. Les réverbères des rues éclipsent les étoiles, et l’éclat des réclames de whisky réduit même le clair de lune à une inconséquence presque invisible. Ce phénomène est symbolique ; c’est une parabole en action. Mentalement et physiquement, l’homme est l’habitant, pendant la majeure partie de sa vie, d’un univers purement humain et, en quelque sorte, " fabriqué-maison", creusé par lui-même dans le cosmos immense et non-humain qui l’entoure, et sans lequel ni cet univers, ni lui-même, ne pourraient exister. A l’intérieur ce cette catacombe privée, nous édifions pour nous-même un petit monde à nous, construit avec un assortiment étrange de matériaux – des intérêts et des "idéals", des mots et des technologies, des désirs et des rêveries en plein jour, des produits ouvrés et des institutions, des dieux et des démons imaginaires. Là, parmi les projections agrandies de notre propre personnalité, nous exécutons nos bouffonneries curieuses et perpétrons nos crimes et nos démences, nous pensons les pensées et ressentons les émotions appropriées à notre milieu fabriqué par l’homme, nous chérissons les folles ambitions qui seules donnent une signification à une maison de fous. Mais, pendant tout ce temps, en dépit des bruits de la radio et des tubes à néon, la nuit et les étoiles sont là – juste au-delà du dernier arrêt des autobus, juste au-dessus du dais de fumée illuminée. C’est là un fait que les habitants de la catacombe humaine trouvent trop facile, hélas, d’oublier ; mais, qu’ils oublient ou se souviennent, cela demeure toujours un fait. La nuit et les étoiles sont toujours là ; l’autre monde, le monde humain, dont les étoiles et la nuit ne sont que les symboles, persiste, et est le monde véritable. »
Notre monde moderne est tout occupé de l'exploitation, toujours plus efficace, plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et il les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue et il s'excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l'on eût jamais imaginés), à partir des moyens de contenter ces besoins qui n'existaient pas. Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant quelque substance, on inventait d'après ses propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser, une douleur qu'elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d'enrichissement, des goûts et des désirs qui n'ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d'excitations psychiques et sensorielles délibérément infligées. L'homme moderne s'ennivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants...Abus de diversité, abus de résonance; abus de facilités; abus de merveilles; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant. Toute notre vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comportent à l'égard de ces puissances et de ces rythmes qu'on lui inflige, à peu près comme il le fait à l'égard d'une intoxication insidieuse. Il s'accommode à son poison, il l'exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose insuffisante.
L'oeil à l'époque de Ronsard, se contentait d'une chandelle, — si ce n'est d'une mèche trempée dans l'huile; les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient (et quels grimoires!), écrivaient sans difficulté, à quelque lueur mouvante et misérable. L'oeil aujourd'hui réclame vingt, cinquante, cent bougies. L'oreille exige toute les puissances de l'orchestre, tolère les dissonances les plus féroces, s'accoutume au tonnerre des camions, aux sifflements, aux grincements, aux ronflements des machines, et parfois les veut retrouver dans la musique des concerts.
Quant à notre sens le plus central, ce sens intime de la distance entre le désir et la possession de son objet, qui n'est autre que le sens de la durée, ce sentiment du temps qui se contentait jadis de la vitesse de la course des chevaux, il trouve aujourd'hui que les rapides sont bien lents, et que les messages électriques le font mourir de langueur. Enfin les événements eux-mêmes sont réclamés comme une nourriture, jamais assez relevée. S'il n'y a point quelque grand malheur dans le monde, nous sentons un certain vide: "Il n'y a rien aujourd'hui dans les journaux! " disons-nous. Nous voilà pris sur le fait, nous sommes tous empoissonnés. Je suis donc fondé à dire qu'il existe pour nous une sorte d'intoxication par l'énergie, comme il y a une intoxication par la hâte, et une autre par la dimensions.
Les enfants trouvent qu'un navire n'est jamais assez gros, une voiture ou avion jamais assez vite, et l'idée de la supériorité absolue de la grandeur quantitative, idée dont la naïveté et la grossièreté sont évidentes (je l'espère) est l'une des plus caractéristiques de l'espèce humaine moderne. Si l'on recherche en quoi la manie de la hâte (par exemple) affecte les vertus de l'esprit, on trouve bien aisément autour de soi et en soi-même, tous les risques de l'intoxication dont je parlais.
J'ai signalé il y a quelque quarante ans, comme un phénomène critique dans l'histoire du monde, la disparition de la terre libre, c'est-à-dire l'occupation achevée des territoires par des nations organisées, la suppression des biens qui ne sont à personne. Mais, parallèlement à ce phénomène politique, on constate la disparition du temps libre. L'espace libre et le temps libre ne sont plus que des souvenirs. Le temps libre dont il s'agit n'est pas le loisir, tel qu'on l'entend d'ordinaire. Le loisir apparent existe encore, et même ce loisir apparent se défend et s'organise au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l'activité. Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi. Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l'être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l'être, en quelque sorte se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues, des attentes embusquées...Point de souci, point de lendemain, point de pression intérieure; mais une sorte de repos dans l'absence, une vacance bienfaisante, qui rend l'esprit à sa liberté propre. Il ne s'occupe alors que de soi-même. Il est délié de ses devoirs envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines; il peut produire des formations pures comme des cristaux. Mais voici que la rigueur,la tension et la précipitation de notre existence moderne troublent et dilapident ce précieux repos. Voyez en vous et autour de vous! Les progrès de l'insomnie sont remarquable et suivent exactement tous les autres progrès. Que de personnes dans le monde ne dorment plus que d'un sommeil de synthèse, et se fournissent de néant dans la savante industrie de la chimie organique.! Peut-être de nouveaux assemblages de molécules plus ou moins barbituriques nous donneront-ils la méditation que l'existence nous interdit de plus en plus d'obtenir naturellement. La pharmacopée, quelque jour, nous offrira de la profondeur. Mais, en attendant, la fatigue et la confusion mentales sont parfois telles que l'on se prend à regretter naïvement les Tahiti, les paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme lente et inexacte que nous n'avons jamais connues. Les primitifs ignorent la nécessité d'un temps finement divisé.
La vitesse n’est pas un produit, mais bien plutôt une dépense ; ou, en d’autres termes, la vitesse coûte plus qu’elle ne rapporte. Chacun a remarqué la lenteur des maçons, et aussi de leurs machines ; une grosse pierre qui monte fait à peu près un mètre à la minute, comme au temps des Pyramides. La sagesse des entrepreneurs semble avoir compris, au moins par les effets, qu’à vouloir gagner du temps on perd de l’argent. Toutefois, ce principe sonne mal aux oreilles. On comprend que le directeur d’un grand port ait d’autres idées, quand il voit les navires serrés comme des harengs, perdant alors leur temps, et arrêtant le mouvement du commerce. C’est pourquoi il méprise la méthode du maçon, et invente quelque appareil élévatoire qui multiplie la vitesse au lieu de la diviser. C’est ainsi qu’on invente un vigoureux piston qui actionne un moufle monté à l’envers ; et au bout d’un fil d’acier on voit voltiger les tonneaux, les ballots, les pierres. Ainsi un navire est déchargé trois fois plus vite que par le système des Pharaons ; les quais sont promptement dégagés ; les navires gagnent un jour ou deux sur le temps du voyage. Par le même raisonnement, on se moque des voiliers, qui font de grands détours pour chercher les vents et les courants. Non seulement on marche à la vapeur, mais on travaille à haute pression, on chauffe au mazout, on gagne du temps. Toujours d’après la même idée, on aplanit les voies ferrées, on adoucit les courbes ; on gagne encore sur la mise en vitesse en remplaçant l’ancienne locomotive par une énorme machine fixe, qui, par des fils électriques, merveilleuses courroies, tire cent trains à la fois. Le charbon remonte de la mine à la même allure, par des engins du même genre. Ainsi tout voltige, et le trafic ronfle et tourbillonne. L’avion commence à mépriser toutes ces bêtes rampantes ; dix fois plus vite il emporte des robes, des fleurs, et le commerçant lui-même. Temps gagné.
Je dis : argent perdu. Je vois bien les rivalités, et ce que chacun gagne à arriver le premier, s’il le peut, pour négocier, pour offrir avant les autres le produit impatiemment attendu. D’où résultent des profits, c’est évident. Je veux appeler valeurs de guerre ces richesses que l’on conquiert sur le voisin par la vitesse même ; et aussi tous les équipements qui permettent de vaincre en gagnant sur le transport un jour ou une heure. Au fond, c’est la guerre proprement dite qui mène le jeu. L’avion ne paierait pas si la guerre n’avait pas besoin d’avions. Mais toute méthode qui cherche à vaincre par la vitesse est réellement une méthode de guerre. Le vainqueur ne compte pas les dégâts ; il espère bien s’enrichir sur des ruines. On commence à connaître la grande déception, celle qui est militaire. On pense moins à cette déception diffuse, qui vient de chercher la vitesse en presque tous les travaux ; toutefois, on commence à la sentir. Le crédit, l’escompte, la monnaie sont des signes terrifiants, et, à ce que je crois, indéchiffrables.
La vitesse n’est pas indéchiffrable. Quand vous déchargez des navires trois fois plus vite, vous avez trois fois plus de produits dans le même temps ; mais vous dépensez pour le moins neuf fois plus de travail ; et encore ce rapport, d’après lequel le travail dépensé s’accroît comme le carré de la vitesse, est théorique, c’est-à-dire bien au-dessous de ce qu’on doit attendre d’après la violence des chocs, des frottements, du freinage, qui usent et disloquent nos mécaniques. Raisonnons sur des vues théoriques que personne ne peut contester ; et, réduisant tout en journées de travail, disons que triple vitesse suppose neuf journées de travail pour une. Et heureusement nous exploitons, par nos machines, des choses comme charbon et pétrole qui ajoutent leur énergie accumulée au travail humain. Si nos machines couraient seulement à force de bras, il y a longtemps que nous serions ruinés. Mais toujours doit-on dire que cette énergie naturelle qui nous est donnée dans le charbon et le pétrole, nous la gaspillons à chercher la vitesse et encore la vitesse. Et comme il n’est point de vent, ni de torrent, ni de houille, qui travaille pour nous sans construction, extraction, surveillance, nous arriverons inévitablement à un moment où la vitesse ne paiera plus, en résultats, le travail humain qu’elle suppose. A ce moment-là, toute l’humanité se ruinera en travaillant, comme font déjà les avions, les paquebots et les trains rapides. Alors on verra s’écrouler les entreprises les plus admirables, et le très sage paysan, l’homme du treuil à main, et le tranquille maçon en recevront les débris sur la tête. N’est-ce pas commencé ?
14 mai 1932
Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à ce qu’elle contient, et gardez-vous de l’impression pénible qu’elle ne manquera pas de laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la vieillesse n’est pas collée à mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison avec le cygne, au moment où son existence s’envole, et ne voyez devant vous qu’un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la figure ; mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un criminel... Assez sur ce sujet. Il n’y a pas longtemps que j’ai revu la mer, et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quittée la veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu’est le cœur humain. Ô poulpe, au regard de soie ! toi, dont l’âme est inséparable de la mienne ; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses ; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore !
Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre : j’aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu’on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces, sur l’âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu’on s’en rende toujours compte, les rudes commencements de l’homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais, qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, tu es le symbole de l’identité : toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d’une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet. Tu n’es pas comme l’homme, qui s’arrête dans la rue, pour voir deux boule-dogues s’empoigner au cou, mais, qui ne s’arrête pas, quand un enterrement passe ; qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur ; qui rit aujourd’hui et pleure demain. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, il n’y aurait rien d’impossible à ce que tu caches dans ton sein de futures utilités pour l’homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation : tu es modeste. L’homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu nourris n’ont pas juré fraternité entre elles. Chaque espèce vit de son côté. Les tempéraments et les conformations qui varient dans chacune d’elles, expliquent, d’une manière satisfaisante, ce qui ne paraît d’abord qu’une anomalie. Il en est ainsi de l’homme, qui n’a pas les mêmes motifs d’excuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente millions d’êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se mêler de l’existence de leurs voisins, fixés comme des racines sur le morceau de terre qui suit. En descendant du grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable, accroupi pareillement dans une autre tanière. La grande famille universelle des humains est une utopie digne de la logique la plus médiocre. En outre, du spectacle de tes mamelles fécondes, se dégage la notion d’ingratitude ; car, on pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers le Créateur, pour abandonner le fruit de leur misérable union. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer qu’à la mesure qu’on se fait de ce qu’il a fallu de puissance active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peut pas t’embrasser d’un coup d’œil. Pour te contempler, il faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers les quatre points de l’horizon, de même qu’un mathématicien, afin de résoudre une équation algébrique, est obligé d’examiner séparément les divers cas possibles, avant de trancher la difficulté. L’homme mange des substances nourrissantes, et fait d’autres efforts, dignes d’un meilleur sort, pour paraître gras. Qu’elle se gonfle tant qu’elle voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille, elle ne t’égalera pas en grosseur ; je le suppose, du moins. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, tes eaux sont amères. C’est exactement le même goût que le fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu’un a du génie, on le fait passer pour un idiot ; si quelque autre est beau de corps, c’est un bossu affreux. Certes, il faut que l’homme sente avec force son imperfection, dont les trois quarts d’ailleurs ne sont dus qu’à lui-même, pour la critiquer ainsi ! Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, les hommes, malgré l’excellence de leurs méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par les moyens d’investigation de la science, à mesurer la profondeur vertigineuse de tes abîmes ; tu en as que les sondes les plus longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux poissons... ça leur est permis : pas aux hommes. Souvent, je me suis demandé quelle chose était le plus facile à reconnaître : la profondeur de l’océan ou la profondeur du cœur humain ! Souvent, la main portée au front, debout sur les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre les mâts d’une façon irrégulière, je me suis surpris, faisant abstraction de tout ce qui n’était pas le but que je poursuivais, m’efforçant de résoudre ce difficile problème ! Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrable des deux : l’océan ou le cœur humain ? Si trente ans d’expérience de la vie peuvent jusqu’à un certain point pencher la balance vers l’une ou l’autre de ces solutions, il me sera permis de dire que, malgré la profondeur de l’océan, il ne peut pas se mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété, avec la profondeur du cœur humain. J’ai été en relation avec des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun ne manquait pas de s’écrier : « Ils ont fait le bien sur cette terre, c’est-à-dire qu’ils ont pratiqué la charité : voilà tout, ce n’est pas malin, chacun peut en faire autant. » Qui comprendra pourquoi deux amants qui s’idolâtraient la veille, pour un mot mal interprété, s’écartent, l’un vers l’orient, l’autre vers l’occident, avec les aiguillons de la haine, de la vengeance, de l’amour et du remords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté solitaire ? C’est un miracle qui se renouvelle chaque jour et qui n’en est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi l’on savoure non seulement les disgrâces générales de ses semblables, mais encore les particulières de ses amis les plus chers, tandis que l’on en est affligé en même temps ? Un exemple incontestable pour clore la série : l’homme dit hypocritement oui et pense non. C’est pour cela que les marcassins de l’humanité ont tant de confiance les uns dans les autres et ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l’ont appris à leurs propres dépens. Ils ont beau employer toutes les ressources de leur génie... incapables de te dominer. Ils ont trouvé leur maître. Je dis qu’ils ont trouvé quelque chose de plus fort qu’eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom est : l’océan ! La peur que tu leur inspires est telle, qu’ils te respectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus lourdes machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire des sauts gymnastiques jusqu’au ciel, et des plongeons admirables jusqu’au fond de tes domaines : un saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes. L’homme dit : « Je suis plus intelligent que l’océan. » C’est possible, c’est même assez vrai ; mais l’océan lui est plus redoutable que lui à l’océan : c’est ce qu’il n’est pas nécessaire de prouver. Ce patriarche observateur, contemporain des premières époques de notre globe suspendu, sourit de pitié, quand il assiste aux combats navals des nations. Voilà une centaine de léviathans qui sont sortis des mains de l’humanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris des blessés, les coups de canon, c’est du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes. Il paraît que le drame est fini, et que l’océan a tout mis dans son ventre. La gueule est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la direction de l’inconnu ! Pour couronner enfin la stupide comédie, qui n’est pas même intéressante, on voit, au milieu des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se met à crier, sans arrêter l’envergure de son vol : « Tiens !... je la trouve mauvaise ! Il y avait en bas des points noirs ; j’ai fermé les yeux : ils ont disparu. » Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t’enorgueillis à juste titre de ta magnificence native, et des éloges vrais que je m’empresse de te donner. Balancé voluptueusement par les mols effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverain pouvoir t’a gratifié, tu déroules, au milieu d’un sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement, séparées par de courts intervalles. À peine l’une diminue, qu’une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique de l’écume qui se fond, pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains, ces vagues vivantes, meurent l’un après l’autre, d’une manière monotone ; mais, sans laisser de bruit écumeux.) L’oiseau de passage se repose sur elles avec confiance, et se laisse abandonner à leurs mouvements, pleins d’une grâce fière, jusqu’à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur accoutumée pour continuer leur pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté humaine ne fût que l’incarnation du reflet de la tienne. Je demande beaucoup, et ce souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de l’infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ? Remue-toi avec impétuosité... plus... plus encore, si tu veux que je te compare à la vengeance de Dieu ; allonge tes griffes livides en te frayant un chemin sur ton propre sein... c’est bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté de l’homme est empruntée ; il ne m’imposera point : toi, oui. Oh ! quand tu t’avances, la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux comme d’une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine, comme accablé d’un remords intense que je ne puis pas découvrir, ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage, alors, je vois qu’il ne m’appartient pas, le droit insigne de me dire ton égal. C’est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d’amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus bouffonne que l’on ait jamais vue dans la création : je ne puis pas t’aimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers tes bras amis, qui s’entrouvent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaître la fièvre à leur contact ! Je ne connais pas ta destinée cachée ; tout ce qui te concerne m’intéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi... dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encore connu que les illusions), et si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l’enfer si près de l’homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et te faire mes adieux ! Vieil océan, aux vagues de cristal... Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n’ai pas la force de poursuivre ; car, je sens que le moment venu de revenir parmi les hommes, à l’aspect brutal ; mais... courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan !
...
Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais. Ils ne lui doivent rien ; mais, ils le craignent. Celui-ci, qui n’aime pas le vin, mais qui préfère le sang, si on ne satisfaisait pas à ses besoins légitimes, serait capable, par un pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu’un éléphant, d’écraser les hommes comme des épis. Aussi faut-il voir comme on le respecte, comme on l’entoure d’une vénération canine, comme on le place en haute estime au-dessus des animaux de la création. On lui donne la tête pour trône, et lui, accroche ses griffes à la racine des cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsqu’il est gras et qu’il entre dans un âge avancé, en imitant la coutume d’un peuple ancien, on le tue, afin de ne pas lui faire sentir les atteintes de la vieillesse. On lui fait des funérailles grandioses, comme à un héros, et la bière, qui le conduit directement vers le couvercle de la tombe, est portée, sur les épaules, par les principaux citoyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remue avec sa pelle sagace, on combine des phrases multicolores sur l’immortalité de l’âme, sur le néant de la vie, sur la volonté inexplicable de la Providence, et le marbre se referme, à jamais, sur cette existence, laborieusement remplie, qui n’est plus qu’un cadavre. La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas à couvrir de ses ombres les murailles du cimetière.
Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse. Voici sa famille innombrable, qui s’avance, et dont il vous a libéralement gratifié, afin que votre désespoir fût moins amer, et comme adouci par la présence agréable de ces avortons hargneux, qui deviendront plus tard de magnifiques poux, ornés d’une beauté remarquable, monstres à allure de sage. Il a couvé plusieurs douzaines d’œufs chéris, avec son aile maternelle, sur vos cheveux, desséchés par la succion acharnée de ces étrangers redoutables. La période est promptement venue, où les œufs ont éclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à grandir, ces adolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ils grandiront tellement, qu’ils vous le feront sentir, avec leurs griffes et leurs suçoirs.
Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils ne dévorent pas les os de votre tête, et qu’ils se contentent d’extraire avec leur pompe, la quintessence de votre sang. Attendez un instant, je vais vous le dire : c’est parce qu’ils n’en ont pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire était conforme à la mesure de leurs vœux infinis, la cervelle, la rétine des yeux, la colonne vertébrale, tout votre corps y passerait. Comme une goutte d’eau. Sur la tête d’un jeune mendiant des rues, observez, avec un microscope, un pou qui travaille ; vous m’en donnerez des nouvelles. Malheureusement ils sont petits, ces brigands de la longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour être conscrits ; car, ils n’ont pas la taille nécessaire exigée par la loi. Ils appartiennent au monde lilliputien de ceux de la courte cuisse, et les aveugles n’hésitent pas à les ranger parmi les infiniment petits. Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait dévoré en un clin d’œil, malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle. L’éléphant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous conseille pas de tenter cet essai périlleux. Gare à vous, si votre main est poilue, ou que seulement elle soit composée d’os et de chair. C’en est fait de vos doigts. Ils craqueront comme s’ils étaient à la torture. La peau disparaît par un étrange enchantement. Les poux sont incapables de commettre autant de mal que leur imagination en médite. Si vous trouvez un pou dans votre route, passez votre chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelque accident. Cela s’est vu. N’importe, je suis déjà content de la quantité de mal qu’il te fait, ô race humaine ; seulement, je voudrais qu’il t’en fît davantage.
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j'ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J'aime celui qui m'aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n'est pas le même
Que j'aime à chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi
Je suis faite pour plaire
Et n'y puis rien changer
Mes talons sont trop hauts
Ma taille trop cambrée
Mes seins beaucoup trop durs
Et mes yeux trop cernés
Et puis après
Qu'est-ce que ça peut vous faire
Je suis comme je suis
Je plais à qui je plais
Qu'est-ce que ça peut vous faire
Ce qui m'est arrivé
Oui j'ai aimé quelqu'un
Oui quelqu'un m'a aimée
Comme les enfants qui s'aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer...
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et n'y puis rien changer.
Icebergs, sans garde-fou, sans ceinture, où de vieux cormorans abattus et les âmes des matelots morts récemment viennent s'accouder aux nuits enchanteresses de l'hyperboréal.
Icebergs,
Icebergs, cathédrales sans religion de l'hiver éternel, enrobés dans la calotte glaciaire de la planète Terre.
Combien hauts, combien purs sont tes bords enfantés par le froid.
Icebergs,
Icebergs, dos du Nord-Atlantique, augustes
Bouddhas gelés sur des mers incontemplées,
Phares scintillants de la
Mort sans issue, le cri éperdu du silence dure des siècles.
Icebergs,
Icebergs,
Solitaires sans besoin, des pays bouchés, distants, et libres de vermine.
Parents des îles, parents des sources, comme je vous vois, comme vous m'êtes familiers...
Tout le monde parle des couchers de soleil
Tous les voyageurs sont d’accord pour parler des couchers de soleil dans les parages
Il y a plein de bouquins où l’on ne décrit que les couchers de soleil
Les couchers de soleil des tropiques
Oui c’est vrai c’est splendide
Mais je préfère de beaucoup les levers de soleil
L’aube
Je n’en rate pas une
Je suis toujours sur le pont
A poils
Et je suis toujours le seul à les admirer
Mais je ne vais pas décrire les aubes
Je vais les garder pour moi seul
Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.
L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.
Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.
En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.
L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir ».
Extrait de l’obsolescence de l’homme
L'antilepéniste est un théologien du lepénisme, et il combat ce dernier avec lyrisme, mais aussi conserve-til avec lui des modes de raisonner communs et s'expose-t-il à des chocs en retour (celui du 21 avril par exemple). L'a-lepéniste, à l'opposé, considère le lepénisme comme vide de sens. C'est mon cas. Il n'entretient donc pas, même par l'exécration, cette ornière. L'anti-lepéniste, lui, dès le soir du premier tour, se précipite pour y déverser dans cette ornière, toutes ses protestations. Et la suite s'enchaîne. Pendant quinze jours, du haut de leurs rollers antifascistes, les jeunes au bord des larmes de crocodiles accusent "la connerie des adultes", lesquels ne sont pourtant guère plus que des jeunes un peu vieillis. La presse s'extasie de tous ces défilés et décrit, dans l'inimitable style de bergerie néo-stalinienne qui est le sien, ces merveilleuses coulées de foules, ces "débats ambulants nourris par des fanfares", ces "veillées citoyennes", ce "mouvement quasi festif qui déroule son cortège dans les rues de Paris", entre les cris de "No pasaran" et de "Nous sommes tous des enfants d'immigrés". On hurle aussi : "Le Pen crapaud, le peuple aura ta peau" ou encore : " Le Pen au zoo, libérez les animaux". (Slogan qui nous ramène à la monstruosité dont je parlais et qui mériterait de longues gloses fort instructives...). Les jeunes, qui ont toujours dit oui à tout, toujours tout approuvé, apprennent à dire NON, en grosses lettres, en capitales, pour la première fois de leur vie et sans doute aussi pour la dernière. La rave-party devient la résistance continuée par les moyens de la sono. Un battage de coulpe frénétique mais toujours "festif, créatif et imaginatif" ("Beaucoup de lycéens, confie un responsable de la Fédération lycéenne, nous appellent pour nous demander comment structurer leur action, comment rendre leur mouvement festif"), parcourt les rues de son frisson sacré. Avec, de temps en temps, une lueur d'intelligence : "Il faut qu'il y ait une suite sinon ça n'a pas de sens, charabiate ainsi un manifestant. Que les jeunes se bougent, qu'on organise une marche silencieuse sur l'Elysée pour plus d'impact. Le côté festif de ce soir c'est un peu bizarre parce qu'après, on ne sait plus pourquoi on est là". Des landaus surgissent dans tous les cortèges ("La Poussette, nous voici !"). Une génération se baptise passionnément et dévotement dans l'antilepénisme. Puis, la grande peur passée tous ces Pokémons pieux se demandent (d'après Le Monde) « comment transformer l'émotion en action ; faisant ainsi l'économie rentable du stade intermédiaire : celui où ils se seraient demandé où est le sens de tout cela. Mais, déjà, le durcissement en mythe de leur niaiserie bruyante est en cours. Et il ne faudra que quinze jours pour qu'ils se persuadent qu'ils ont vécu une épopée. Et qu'ils ont fait quelque chose, dans les rues, alors que personne ne leur demandait rien (à part les médias, c'est-à-dire personne au sens propre). Et qu'ils ressemblent, dès lors, à la souris de la vieille histoire drôle qui, courant à côté de l'éléphant, lui dit : "Qu'est-ce qu'on soulève comme poussière !..."
«Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des Nazis, c'est qu'il était payé» dit Sartre de Céline, s'attirant la réponse suivante :
«Je ne lis pas grand-chose, je n'ai pas le temps. Trop d'années perdues déjà en tant de bêtises et de prison ! Mais on me presse, adjure, tarabuste. Il faut que je lise absolument, paraît-il, une sorte d'article, le Portrait d'un Antisémite, par Jean-Baptiste Sartre (Temps modernes, décembre 1945). Je parcours ce long devoir, jette un oeil, ce n'est ni bon ni mauvais, ce n'est rien du tout, pastiche... une façon de "Lamanièredeux"... Ce petit J.‑B. S. a lu l'Étourdi, l'Amateur de Tulipes, etc. Il s'y est pris, évidemment, il n'en sort plus... Toujours au lycée, ce J.‑B. S. ! toujours aux pastiches, aux "Lamanièredeux"... La manière de Céline aussi... et puis de bien d'autres... "Putains", etc. "Têtes de rechange"... "Maïa"... Rien de grave, bien sûr. J'en traîne un certain nombre au cul de ces petits "Lamanièredeux"... Qu'y puis-je ? Étouffants, haineux, foireux, bien traîtres, demi-sangsues, demi-ténias, ils ne me font point d'honneur, je n'en parle jamais, c'est tout. Progéniture de l'ombre. Décence ! Oh ! je ne veux aucun mal au petit J.‑B. S. ! Son sort où il est placé est bien assez cruel ! Puisqu'il s'agit d'un devoir, je lui aurais donné volontiers sept sur vingt et n'en parlerais plus... Mais page 462, la petite fiente, il m'interloque ! Ah ! le damné pourri croupion ! Qu'ose-t-il écrire ? "Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis c'est qu'il était payé. " Textuel. Holà ! Voici donc ce qu'écrivait ce petit bousier pendant que j'étais en prison en plein péril qu'on me pende. Satanée petite saloperie gavée de merde, tu me sors de l'entre-fesse pour me salir au dehors ! Anus Caïn pfoui. Que cherches-tu ? Qu'on m'assassine ! C'est l'évidence ! Ici ! Que je t'écrabouille ! Oui !... Je le vois en photo, ces gros yeux... ce crochet... cette ventouse baveuse... c'est un cestode ! Que n'inventerait-il, le monstre, pour qu'on m'assassine ! A peine sorti de mon cacao, le voici qui me dénonce ! Le plus fort est que page 451, il a le fiel de nous prévenir : "Un homme qui trouve naturel de dénoncer des hommes ne peut avoir notre conception de l'honneur, même ceux dont il se fait le bienfaiteur, il ne les voit pas avec nos yeux, sa générosité, sa douceur, ne sont pas semblables à notre douceur, à notre générosité, on ne peut pas localiser la passion."
Dans mon cul où il se trouve, on ne peut pas demander à J.‑B. S. d'y voir bien clair, ni de s'exprimer nettement, J.‑B. S. a semble-t-il cependant prévu le cas de la solitude et de l'obscurité dans mon anus... J.‑B. S. parle évidemment de lui-même lorsqu'il écrit page 451 : "Cet homme redoute toute espèce de solitude, celle du génie comme celle de l'assassin." Comprenons ce que parler veut dire... Sur la foi des hebdomadaires J-B. S. ne se voit plus que dans la peau du génie. Pour ma part et sur la foi de ses propres textes, je suis bien forcé de ne plus voir J.‑B. S. que dans la peau d'un assassin, et encore mieux, d'un foutu donneur, maudit, hideux, chiant pourvoyeur, bourrique à lunettes. Voici que je m'emballe ! Ce n'est pas de mon âge, ni de mon état... J'allais clore là... dégoûté, c'est tout... Je réfléchis... Assassin et génial ? Cela s'est vu... Après tout... C'est peut-être le cas de Sartre ? Assassin il est, il voudrait l'être, c'est entendu mais, génial ? Petite crotte à mon cul génial ? hum ?... c'est à voir... oui certes, cela peut éclore... se déclarer... mais J.‑B. S. ? Ces yeux d'embryonnaire ? ces mesquines épaules ?... ce gros petit bidon ? Ténia bien sûr, ténia d'homme, situé où vous savez... et philosophe !... c'est bien des choses... Il a délivré, parait-il, Paris à bicyclette. Il a fait joujou... au Théâtre, à la Ville, avec les horreurs de l'époque, la guerre, les supplices, les fers, le feu. Mais les temps évoluent, et le voici qui croît, gonfle énormément, J.‑B. S. ! Il ne se possède plus... il ne se connaît plus... d'embryon qu'il est il tend à passer créature... le cycle... il en a assez du joujou, des tricheries... il court après les épreuves, les vraies épreuves... la prison, l'expiation, le bâton, et le plus gros de tous les bâtons : le Poteau... le Sort entreprend J.B.-S... les Furies ! finies les bagatelles... Il veut passer tout à fait monstre ! Il engueule de Gaulle du coup !
Quel moyen ! Il veut commettre l'irréparable ! Il y tient ! Les sorcières vont le rendre fou, il est venu les taquiner, elles ne le lâcheront plus... Ténia des étrons, faux têtard, tu vas bouffer la Mandragore ! Tu passeras succube ! La maladie d'être maudit évolue chez Sartre... Vieille maladie, vieille comme le monde, dont toute la littérature est pourrie... Attendez J.‑B. S. avant que de commettre les gaffes suprêmes !... Tâtez-vous ! Réfléchissez que l'horreur n'est rien sans le Songe et sans la Musique... Je vous vois bien ténia, certes, mais pas cobra, pas cobra du tout... nul à la flûte ! Macbeth n'est que du Grand-Guignol, et des mauvais jours, sans musique, sans rêve... Vous êtes méchant, sale, ingrat, haineux, bourrique, ce n'est pas tout J.‑B. S. ! Cela ne suffit pas... Il faut danser encore !... Je veux bien me tromper bien sûr... Je ne demande pas mieux... J'irai vous applaudir lorsque vous serez enfin devenu un vrai monstre, que vous aurez payé, aux sorcières, ce qu'il faut, leur prix, pour qu'elles vous transmutent, éclosent, en vrai phénomène. En ténia qui joue de la flûte.
M'avez-vous assez prié et fait prier par Dullin, par Denoël, supplié "sous la botte" de bien vouloir descendre vous applaudir ! Je ne vous trouvais ni dansant, ni flûtant, vice terrible à mon sens, je l'avoue... Mais oublions tout ceci ! Ne pensons plus qu'à l'avenir ! Tâchez que vos démons vous inculquent la flûte ! Flûte d'abord ! Retardez Shakespeare, lycéen ! 3/4 de flûte, 1/4 de sang... 1/4 suffit je vous assure... mais du vôtre d'abord ! avant tous les autres sangs. L'Alchimie a ses lois... le "sang des autres" ne plaît point aux Muses... Réfléchissons... Vous avez emporté tout de même votre petit succès au "Sarah", sous la Botte, avec vos Mouches... Que ne troussez-vous maintenant trois petits actes, en vitesse, de circonstance, sur le pouce, Les Mouchards ? Revuette rétrospective... L'on vous y verrait en personne, avec vos petits potes, en train d'envoyer vos confrères détestés, dits "Collaborateurs" au bagne, au poteau, en exil... Serait-ce assez cocasse ? Vous-même, bien entendu, fort de votre texte au tout premier rôle... en ténia persifleur et philosophe... Il est facile d'imaginer cent coups de théâtre, péripéties et rebondissements des plus farces dans le cours d'une féerie de ce genre... et puis au tableau final un de ces "Massacre Général" qui secouera toute l'Europe de folle rigolade ! (Il est temps !) Le plus joyeux de la décade ! Qu'ils en pisseront, foireront encore à la 500e !... et bien au-delà ! (L'au-delà ! Hi ! Hi !) L'assassinat des "Signataires", les uns par les autres !... vous-même par Cassou... cestuy par Eluard ! l'autre par sa femme et Mauriac ! et ainsi de suite jusqu'au dernier !... Vous vous rendez compte ! L'Hécatombe d'Apothéose ! Sans oublier la chair, bien sûr !... Grand défilé de filles superbes, nues, absolument dandinantes... orchestre du Grand Tabarin... Jazz des "Constructeurs du Mur"... "Atlantist Boys"... concours assuré... et la grande partouze des fantômes en surimpression lumineuse... 200.000 assassinés, forçats, choléras, indignes... et tondues ! à la farandole ! du parterre du Ciel ! Choeur des "Pendeurs de Nuremberg"... Et dans le ton vous concevez plus-qu'existence, instantaniste, massacriste... Ambiance par hoquets d'agonie, bruits de coliques, sanglots, ferrailles... "Au secours !"... Fond sonore : "Machines à Hurrahs !"... Vous voyez ça ? Et puis pour le clou, à l'entr'acte : Enchères de menottes ! et Buvette au sang. Le Bar futuriste absolu. Rien que du vrai sang ! au bock, cru, certifié des hôpitaux... du matin même ! sang d'aorte, sang de foetus, sang d'hymen, sang de fusillés !... Tous les goûts ! Ah ! quel avenir J.‑B. S. ! Que vous en ferez des merveilles quand vous serez éclos Vrai Monstre ! Je vous vois déjà hors de fiente, jouant déjà presque de la flûte, de la vraie petite flûte ! à ravir !... déjà presque un vrai petit artiste !
Sacré J.‑B. S.
L.-F. Céline
La mère de Zucco en tenue de nuit devant la porte fermée.
LA MERE.-Roberto, j'ai la main sur le téléphone, je décroche et j'appelle la police.
ZUCCO.-Ouvre-moi.
LA MERE.-Jamais.
ZUCCO.-Si je donne un coup dans la porte,elle tombe,tu le sais bien, ne fais pas l'idiote.
LA MERE.-Eh bien, fais-le donc, malade, cinglé, fais-le et tu réveilleras les voisins. Tu étais plus à l'abri en prison, car s'ils te voient ils te lyncheront:on n'admet pas ici que quelqu'un tue son père. Même les chiens, dans ce quartier, te regarderont de travers.
Zucco cogne contre la porte.
LA MERE.-Comment t'es-tu échappé ? Quelle espèce de prison est-ce là ?
ZUCCO.-On ne me gardera jamais plus de quelques heures en prison. Jamais. Ouvre donc ; tu ferais perdre patience à une limace. Ouvre,ou je démolis la baraque.
LA MERE.-Qu'es-tu venu faire ici ? D'où te vient ce besoin de revenir?Moi, je ne veux plus te voir. Tu n'es plus mon fils, c'est fini. Tu ne comptes pas davantage, pour moi, qu'une mouche à merde.
Zucco défonce la porte.
LA MERE.-Roberto, n'approche pas de moi.
ZUCCO.-Je suis venu chercher mon treillis.
LA MERE.-Ton quoi ?
ZUCCO.-Mon treillis:ma chemise kaki et mon pantalon de combat.
LA MERE.-Cette saloperie d'habit militaire. Qu'est-ce que tu as besoin de cette saloperie d'habit militaire ?Tu es fou, Roberto. On aurait dû comprendre cela quand tu étais au berceau et te foutre à la poubelle.
ZUCCO.-Bouge-toi, dépêche-toi,ramène-le-moi tout de suite.
LA MERE.-Je te donne de l'argent. C'est de l'argent que tu veux. Tu t'achèteras tous les habits que tu veux.
ZUCCO.-Je ne veux pas d'argent. C'est mon treillis que je veux.
LA MERE.-Je ne veux pas, je ne veux pas. Je vais appeler les voisins.
ZUCCO.-Je veux mon treillis.
LA MERE.-Ne crie pas, Roberto, ne crie pas, tu me fais peur ; ne crie pas, tu vas réveiller les voisins. Je ne peux pas te le donner, c'est impossible:il est sale, il est dégueulasse, tu ne peux pas le porter comme cela. Laisse-moi le temps de le laver, de le faire sécher, de le repasser.
ZUCCO.-Je le laverai moi-même. J'irai à la laverie automatique.
LA MERE.-Tu dérailles, mon pauvre vieux. Tu es complètement dingue.
ZUCCO.-C'est l'endroit du monde que je préfère. C'est calme, c'est tranquille, et il y a des femmes.
LA MERE.-Je m'en fous. Je ne veux pas te le donner. Ne m'approche pas, Roberto. Je porte encore le deuil de ton père, est-ce que tu vas me tuer à mon tour ?
ZUCCO.-N'aie pas peur de moi, maman. J'ai toujours été doux et gentil avec toi. Pourquoi aurais-tu peur de moi? Pourquoi est-ce que tu ne me donnerais pas mon treillis ? J'en ai besoin, maman, j'en ai besoin.
LA MERE.-Ne sois pas gentil avec moi, Roberto. Comment veux-tu que j'oublie que tu as tué ton père, que tu l'as jeté par la fenêtre comme on jette une cigarette ? Et maintenant, tu es gentil avec moi. Je ne veux pas oublier que tu as tué ton père, et ta douceur me ferait tout oublier, Roberto.
ZUCCO.-Oublie, maman. Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon de combat ; même sales, même froissés,donne-les moi. Et puis je partirai, je te le jure.
LA MERE.-Est-ce moi, Roberto, est-ce moi qui t'ai accouché?est-ce de moi que tu es sorti ? Si je n'avais pas accouché de toi ici, si je ne t'avais pas vu sortir, et suivi des yeux jusqu'à ce qu'on te pose dans ton berceau;si je n'avais pas posé,depuis le berceau, mon regard sur toi sans te lacher, et surveillé chaque changement de ton corps au point que je n'ai pas vu les changements se faire, et que je te vois là, pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n'est pas mon fils que j'ai devant moi. Pourtant, je te reconnais, Roberto. Je reconnais la forme de ton corps, de ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains, ces grandes mains fortes qui n'ont jamais servi qu'à caresser le cou de ta mère, qu'à serrer celui de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet enfant, si sage, pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les rails, Roberto ? Qui a posé un tronc d'arbre sur ce chemin si droit pour te faire tomber dans l'abîme ? Roberto, Roberto, une voiture qui s'est écrasée au fond d'un ravin, on ne la répare pas. Un train qui a déraillé, on n'essaie pas de le remettre sur ses rails. On l'abandonne, on l'oublie. Je t'oublie, Roberto, je t'ai oublié.
ZUCCO.-Avant de m'oublier, dis-moi où est mon treillis.
LA MERE.-Il est là, dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.) Et maintenant, va-t-en, tu me l'as juré.
ZUCCO.-Oui, je l'ai juré.
Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre;elle gémit.
Il la lâche et elle tombe, étranglée.
Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.
Etreinte
Comme l'enfant sa mère
le jeune homme son amante
le vieillard sa mort
Mais si faut-il mourir ! et la vie orgueilleuse,
Qui brave de la mort, sentira ses fureurs ;
Les Soleils hâleront ces journalières fleurs,
Et le temps crèvera cette ampoule venteuse.
Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse,
Sur le vert de la cire éteindra ses ardeurs ;
L'Huile de ce Tableau ternira ses couleurs,
Et ces flots se rompront à la rive écumeuse.
J'ai vu ces clairs éclairs passer devant mes yeux,
Et le tonnerre encor qui gronde dans les Cieux,
Où, d'une ou d'autre part, éclatera l'orage.
J'ai vu fondre la neige, et ses torrents tarir,
Ces lions rugissants, je les ai vus sans rage.
Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir.
Ce qui est grave
est que nous savons
qu’après l’ordre
de ce monde
il y en a un autre.
Quel est-il?
Nous ne le savons pas.
Le nombre et l’ordre des suppositions possibles
dans ce domaine
est justement
l’infini!
Et qu’est-ce que l’infini?
Au juste nous ne le savons pas!
C’est un mot
dont nous nous servons
pour indiquer
l’ouverture
de notre conscience
vers la possibilité
démesurée,
inlassable et démesurée.
Et qu’est-ce au juste que la conscience?
Au juste nous ne le savons pas.
C’est le néant.
Un néant
dont nous nous servons
pour indiquer
quand nous ne savons pas quelque chose
de quel côté
nous ne le savons
et nous disons
alors
conscience,
du côté de la conscience,
mais il y a cent mille autres côtés.
Et alors?
Il semble que la conscience
soit en nous
liée
au désir sexuel
et à la faim;
mais elle pourrait
très bien
ne pas leur être
liée.
On dit,
on peut dire,
il y en a qui disent
que la conscience
est un appétit,
l’appétit de vivre;
et immédiatement
à côté de l’appétit de vivre,
c’est l’appétit de la nourriture
qui vient immédiatement à l’esprit;
comme s’il n’y avait pas des gens qui mangent
sans aucune espèce d’appétit;
et qui ont faim.
Car cela aussi
existe
d’avoir faim
sans appétit;
et alors?
Alors
l’espace de la possibilité
me fut un jour donné
comme un grand pet
que je ferai;
mais ni l’espace,
ni la possibilité,
je ne savais au juste ce que c’était,
et je n’éprouvais pas le besoin d’y penser,
c’étaient des mots
inventés pour définir des choses
qui existaient
ou n’existaient pas
en face de
l’urgence pressante
d’un besoin:
celui de supprimer l’idée,
l’idée et son mythe,
et de faire régner à la place
la manifestation tonnante
de cette explosive nécessité:
dilater le corps de ma nuit interne,
du néant interne
de mon moi
qui est nuit,
néant,
irréflexion,
mais qui est une explosive affirmation
qu’il y a
quelque chose
à quoi faire place:
mon corps.
Et vraiment
le réduire à ce gaz puant,
mon corps?
Dire que j’ai un corps
parce que j’ai un gaz puant
qui se forme
au dedans de moi?
Je ne sais pas
Mais
je sais que
l’espace,
le temps,
la dimension,
le devenir,
le futur,
l’avenir,
l’être,
le non-être,
le moi,
le pas moi,
ne sont rien pour moi;
mais il y a une chose
qui est quelque chose,
une seule chose
qui soit quelque chose,
et que je sens
à ce que ça veut
SORTIR:
la présence
de ma douleur
de corps,
la présence
menaçante,
jamais lassante
de mon
corps;
si fort qu’on me presse de questions
et que je nie toutes les questions,
il y a un point
où je me vois contraint
de dire non,
NON
alors
à la négation;
et ce point
c’est quand on me presse,
quand on me pressure
et qu’on me trait
jusqu’au départ
en moi
de la nourriture,
de ma nourriture
et de son lait,
et qu’est-ce qui reste?
Que je suis suffoqué;
et je ne sais pas si c’est une action
mais en me pressant ainsi de questions
jusqu’à l’absence
et au néant
de la question
on m’a pressé
jusqu’à la suffocation
en moi
de l’idée de corps
et d’être un corps,
et c’est alors que j’ai senti l’obscène
et que j’ai pété
de déraison
et d’excès
et de la révolte
de ma suffocation.
C’est qu’on me pressait
jusqu’à mon corps
et jusqu’au corps
et c’est alors
que j’ai tout fait éclater
parce qu’à mon corps
on ne touche jamais.