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" Première soirée "
- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d'aise
Ses petits pieds si fins, si fins.
- Je regardai, couleur de cire,
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, - mouche au rosier.
- Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s'égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.
Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : " Veux-tu finir ! "
- La première audace permise,
Le rire feignait de punir !
- Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
- Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : " Oh ! c'est encor mieux !...
Monsieur, j'ai deux mots à te dire... "
- Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D'un bon rire qui voulait bien...
- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
Sensation
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.
Palais des Tuileries,
vers le 10 août [17]92
Le Forgeron
Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D’ivresse et de grandeur, le front large, riant
Comme un clairon d’airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le Peuple était là, se tordant tout autour,
Et sur les lambris d’or traînait sa veste sale.
Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle
Pâle comme un vaincu qu’on prend pour le gibet,
Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait
Car ce maraud de forge aux énormes épaules
Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
Que cela l’empoignait au front, comme cela !
« Donc, Sire, tu sais bien , nous chantions tra la la
Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres :
Le Chanoine au soleil disait ses patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or
Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor
Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache
Nous fouaillaient – Hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient pas ; nous allions, nous allions,
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair… nous avions un pourboire
Nous venions voir flamber nos taudis dans la nuit
Nos enfants y faisaient un gâteau fort bien cuit.
« Oh ! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises,
C’est entre nous. J’admets que tu me contredises.
Or, n’est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin
Dans les granges entrer des voitures de foin
Enormes ? De sentir l’odeur de ce qui pousse,
Des vergers quand il pleut un peu, de l’herbe rousse ?
De voir les champs de blé, les épis pleins de grain,
De penser que cela prépare bien du pain ?…
Oui, l’on pourrait, plus fort , au fourneau qui s’allume,
Chanter joyeusement en martelant l’enclume,
Si l’on était certain qu’on pourrait prendre un peu,
Étant homme, à la fin !, de ce que donne Dieu !
– Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire !
« Oh je sais, maintenant ! Moi, je ne peux plus croire,
Quand j’ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau
Qu’un homme vienne là, dague sous le manteau,
Et me dise : « Maraud , ensemence ma terre ! »
Que l’on arrive encor, quand ce serait la guerre,
Me prendre mon garçon comme cela, chez moi !
– Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi,
Tu me dirais : Je veux !.. – Tu vois bien, c’est stupide.
Tu crois que j’aime à voir ta baraque splendide,
Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
Tes palsembleu bâtards tournant comme des paons :
Ils ont rempli ton nid de l’odeur de nos filles
Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles
Et nous dir i ons : C’est bien : les pauvres à genoux !
Nous dorer i ons ton Louvre en donnant nos gros sous !
Et tu te soûlera i s, tu fera i s belle fête.
– Et ces Messieurs rir aie nt, les reins sur notre tête !
« Non. Ces saletés-là datent de nos papas !
Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas
Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière
Cette bête suait du sang à chaque pierre
Et c’était dégoûtant, la Bastille debout
Avec ses murs lépreux qui nous rappelaient tout
Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre !
– Citoyen ! citoyen ! c’était le passé sombre
Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour !
Nous avions quelque chose au cœur comme l’amour.
Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines.
Et, comme des chevaux, en soufflant des narines
Nous marchions, nous chantions, et ça nous battait là….
Nous allions au soleil, front haut,-comme cela -,
Dans Paris accourant devant nos vestes sales.
Enfin ! Nous nous sentions Hommes ! Nous étions pâles,
Sire, nous étions soûls de terribles espoirs :
Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,
Agitant nos clairons et nos feuilles de chêne,
Les piques à la main ; nous n’eûmes pas de haine,
– Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux !
« Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous !
Le flot des ouvriers a monté dans la rue,
Et ces maudits s’en vont, foule toujours accrue
Comme des revenants, aux portes des richards.
Moi, je cours avec eux assommer les mouchards :
Et je vais dans Paris le marteau sur l’épaule,
Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,
Et, si tu me riais au nez, je te tuerais !
– Puis, tu dois y compter, tu te feras des frais
Avec tes avocats , qui prennent nos requêtes
Pour se les renvoyer comme sur des raquettes
Et, tout bas, les malins ! Nous traitant de gros sots !
Pour mitonner des lois, ranger des de petits pots
Pleins de menus décrets , de méchantes droguailles
S’amuser à couper proprement quelques tailles,
Puis se boucher le nez quand nous passons près d’eux,
– Ces chers avocassiers qui nous trouvent crasseux !
Pour débiter là-bas des milliers de sornettes !
Et ne rien redouter sinon les baïonnettes,
Nous en avons assez, de tous ces cerveaux plats !
Ils embêtent le peuple . Ah ! ce sont là les plats
Que tu nous sers, bourgeois, quand nous sommes féroces,
Quand nous cassons déjà les sceptres et les crosses !.. »
Puis il le prend au bras, arrache le velours
Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours
Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
La foule épouvantable avec des bruits de houle,
Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,
Avec ses bâtons forts et ses piques de fer,
Ses clameurs , ses grands cris de halles et de bouges,
Tas sombre de haillons taché de bonnets rouges !
L’Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au R oi pâle , suant qui chancelle debout,
Malade à regarder cela !
« C’est la Crapule,
Sire. ça bave aux murs, ça roule , ça pullule …
– Puisqu’ils ne mangent pas, Sire, ce sont les gueux !
Je suis un forgeron : ma femme est avec eux,
Folle ! Elle vient chercher du pain aux Tuileries !
– On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J’ai trois petits. Je suis crapule. – Je connais
Des vieilles qui s’en vont pleurant sous leurs bonnets
Parce qu’on leur a pris leur garçon ou leur fille :
C’est la crapule. – Un homme était à la bastille,
D’autres étaient forçats, c’étaient des citoyens
Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens :
On les insulte ! Alors, ils ont là quelque chose
Qui leur fait mal, allez ! C’est terrible, et c’est cause
Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils viennent maintenant hurler sous votre nez !
Crapule. – Là-dedans sont des filles, infâmes
Parce que, – vous saviez que c’est faible, les femmes,
Messeigneurs de la cour, – que sa veut toujours bien,-
Vous avez sali leur âme, comme rien !
Vos belles, aujourd’hui, sont là. C’est la crapule.
…………………………………………….
« Oh ! tous les Malheureux, tous ceux dont le dos brûle
Sous le soleil féroce, et qui vont, et qui vont,
Et dans ce travail-là sentent crever leur front
Chapeau bas, mes bourgeois ! Oh ! ceux-là, sont les Hommes !
Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir,
Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir,
Où, lentement vainqueur, il chassera la chose
Poursuivant les grands buts, cherchant les grandes causes,
Et montera sur Tout, comme sur un cheval !
Oh ! nous sommes contents, nous aurons bien du mal,
Tout ce qu’on ne sait pas, c’est peut-être terrible :
Nous pendrons nos marteaux, nous passerons au crible
Tout ce que nous savons : puis, Frères, en avant !
Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant
De vivre simplement, ardemment, sans rien dire
De mauvais, travaillant sous l’auguste sourire
D’une femme qu’on aime avec un noble amour :
Et l’on travaillerait fièrement tout le jour,
Ecoutant le devoir comme un clairon qui sonne :
Et l’on se trouverait fort heureux ; et personne
Oh ! personne, surtout, ne vous ferait plier !…
On aurait un fusil au-dessus du foyer….
…………………………………………….
« Oh ! mais l’air est tout plein d’une odeur de bataille
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille !
Oh ! mais l’air est tout plein d’une odeur de bataille !
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille !
Il reste des mouchards et des accapareurs.
Nous sommes libres, nous ! Nous avons des terreurs
Où nous nous sentons grands, oh ! si grands ! Tout à l’heure
Je parlais de devoir calme, d’une demeure…
Regarde donc le ciel ! C’est trop petit pour nous,
Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux !
Regarde donc le ciel ! Je rentre dans la foule,
Dans la grande canaille effroyable, qui roule,
Sire, tes vieux canons sur les sales pavés :
Oh ! quand nous serons morts, nous les aurons lavés
Et si, devant nos cris, devant notre vengeance,
Les pattes des vieux rois mordorés, sur la France
Poussent leurs régiments en habits de gala,
Eh bien, n’est-ce pas, vous tous? Merde à ces chiens-là ! »
Il reprit son marteau sur l’épaule.
La foule
Près de cet homme-là se sentait l’âme saoule,
Et, dans la grande cour, dans les appartements,
Où Paris haletait avec des hurlements,
Un frisson secoua l’immense populace.
Alors, de sa main large et superbe de crasse,
Bien que le roi ventru suat, le Forgeron,
Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front !
Soleil et chair
Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
Verse l’amour brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d’amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !
Et tout croît, et tout monte !
– Ô Vénus, ô Déesse !
Je regrette les temps de l’antique jeunesse,
Des satyres lascifs, des faunes animaux,
Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux
Et dans les nénufars baisaient la Nymphe blonde !
Je regrette les temps où la sève du monde,
L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
Dans les veines de Pan mettaient un univers !
Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre ;
Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre
Modulait sous le ciel le grand hymne d’amour ;
Où, debout sur la plaine, il entendait autour
Répondre à son appel la Nature vivante ;
Où les arbres muets, berçant l’oiseau qui chante,
La terre berçant l’homme, et tout l’Océan bleu
Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu !
Je regrette les temps de la grande Cybèle
Qu’on disait parcourir, gigantesquement belle,
Sur un grand char d’airain, les splendides cités ;
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie.
L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,
Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.
– Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux.
Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.
Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi,
L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi !
Oh ! si l’homme puisait encore à ta mamelle,
Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle ;
S’il n’avait pas laissé l’immortelle Astarté
Qui jadis, émergeant dans l’immense clarté
Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,
Montra son nombril rose où vint neiger l’écume,
Et fit chanter, Déesse aux grands yeux noirs vainqueurs,
Le rossignol aux bois et l’amour dans les coeurs !
II
Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,
Aphrodite marine ! – Oh ! la route est amère
Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ;
Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois !
– Oui, l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste.
Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste,
Parce qu’il a sali son fier buste de dieu,
Et qu’il a rabougri, comme une idole au feu,
Son cors Olympien aux servitudes sales !
Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles
Il veut vivre, insultant la première beauté !
– Et l’Idole où tu mis tant de virginité,
Où tu divinisas notre argile, la Femme,
Afin que l’Homme pût éclairer sa pauvre âme
Et monter lentement, dans un immense amour,
De la prison terrestre à la beauté du jour,
La Femme ne sait plus même être courtisane !
– C’est une bonne farce ! et le monde ricane
Au nom doux et sacré de la grande Vénus !
III
Si les temps revenaient, les temps qui sont venus !
– Car l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles !
Au grand jour, fatigué de briser des idoles,
Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux !
L’Idéal, la pensée invincible, éternelle,
Tout ; le dieu qui vit, sous son argile charnelle,
Montera, montera, brûlera sous son front !
Et quand tu le verras sonder tout l’horizon,
Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,
Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !
– Splendide, radieuse, au sein des grandes mers
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
L’Amour infini dans un infini sourire !
Le Monde vibrera comme une immense lyre
Dans le frémissement d’un immense baiser !
– Le Monde a soif d’amour : tu viendras l’apaiser.
Ô ! L’Homme a relevé sa tête libre et fière !
Et le rayon soudain de la beauté première
Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair !
Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,
L’Homme veut tout sonder, – et savoir ! La Pensée,
La cavale longtemps, si longtemps oppressée
S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !…
Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi !
– Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ?
Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ?
Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ?
Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ?
Et tous ces mondes-là, que l’éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ?
– Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?
La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ?
Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève,
D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond
Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond
De l’immense Creuset d’où la Mère-Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?…
Nous ne pouvons savoir ! – Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pâle raison nous cache l’infini !
Nous voulons regarder : – le Doute nous punit !
Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile…
– Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !…
Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts
Devant l’Homme, debout, qui croise ses bras forts
Dans l’immense splendeur de la riche nature !
Il chante… et le bois chante, et le fleuve murmure
Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !…
– C’est la Rédemption ! c’est l’amour ! c’est l’amour !…
IV
Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !
Ô renouveau d’amour, aurore triomphale
Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,
Kallipyge la blanche et le petit Éros
Effleureront, couverts de la neige des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses !
– Ô grande Ariadné, qui jettes tes sanglots
Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,
Blanche sous le soleil, la voile de Thésée,
Ô douce vierge enfant qu’une nuit a brisée,
Tais-toi ! Sur son char d’or brodé de noirs raisins,
Lysios, promené dans les champs Phrygiens
Par les tigres lascifs et les panthères rousses,
Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.
– Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant
Le corps nu d’Europé, qui jette son bras blanc
Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague.
Il tourne lentement vers elle son oeil vague ;
Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur,
Au front de Zeus ; ses yeux sont fermés ; elle meurt
Dans un divin baiser, et le flot qui murmure
De son écume d’or fleurit sa chevelure.
– Entre le laurier-rose et le lotus jaseur
Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur
Embrassant la Léda des blancheurs de son aile ;
– Et tandis que Cypris passe, étrangement belle,
Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins,
Étale fièrement l’or de ses larges seins
Et son ventre neigeux brodé de mousse noire,
– Héraclès, le Dompteur, qui, comme d’une gloire,
Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion,
S’avance, front terrible et doux, à l’horizon !
Par la lune d’été vaguement éclairée,
Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée
Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,
Dans la clairière sombre où la mousse s’étoile,
La Dryade regarde au ciel silencieux…
– La blanche Séléné laisse flotter son voile,
Craintive, sur les pieds du bel Endymion,
Et lui jette un baiser dans un pâle rayon…
– La Source pleure au loin dans une longue extase…
C’est la Nymphe qui rêve, un coude sur son vase,
Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé.
– Une brise d’amour dans la nuit a passé,
Et, dans les bois sacrés, dans l’horreur des grands arbres,
Majestueusement debout, les sombres Marbres,
Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid,
– Les Dieux écoutent l’Homme et le Monde infini !
Ophélie
I
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.
Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.
II
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
– C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté;
C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits;
C’est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !
Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
– Et l’infini terrible effara ton oeil bleu !
III
– Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
Bal des pendus
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël !
Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles
Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
Que serraient autrefois les gentes damoiselles
Se heurtent longuement dans un hideux amour.
Hurrah ! les gais danseurs, qui n’avez plus de panse !
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop ! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse !
Belzébuth enragé racle ses violons !
Ô durs talons, jamais on n’use sa sandale !
Presque tous ont quitté la chemise de peau ;
Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau :
Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
Un morceau de chair tremble à leur maigre menton :
On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des preux, raides, heurtant armures de carton.
Hurrah ! la bise siffle au grand bal des squelettes !
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les loups vont répondant des forêts violettes :
A l’horizon, le ciel est d’un rouge d’enfer…
Holà, secouez-moi ces capitans funèbres
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
Un chapelet d’amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce n’est pas un moustier ici, les trépassés !
Oh ! voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou,
Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
Le Châtiment de Tartufe
Tisonnant, tisonnant son coeur amoureux sous
Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
Un jour qu’il s’en allait, effroyablement doux,
Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,
Un jour qu’il s’en allait, » Oremus « , – un Méchant
Le prit rudement par son oreille benoîte
Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
Sa chaste robe noire autour de sa peau moite !
Châtiment !… Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés pardonnés
S’égrenant dans son coeur, Saint Tartufe était pâle !…
Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
L’homme se contenta d’emporter ses rabats…
– Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas !
Vénus Anadyomène
Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.
A la musique
Place de la Gare, à Charleville.
Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.
– L’orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses schakos dans la Valse des fifres :
Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ;
Le notaire pend à ses breloques à chiffres.
Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
Les gros bureaux bouffis traînant leurs grosses dames
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;
Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,
Puis prisent en argent, et reprennent : » En somme !… »
Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
Savoure son onnaing d’où le tabac par brins
Déborde – vous savez, c’est de la contrebande ; –
Le long des gazons verts ricanent les voyous ;
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes…
– Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
Elles le savent bien ; et tournent en riant,
Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.
Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après la courbe des épaules.
J’ai bientôt déniché la bottine, le bas…
– Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas…
– Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…
Les reparties de Nina
LUI – Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein ? nous irions,
Ayant de l’air plein la narine,
Aux frais rayons
Du bon matin bleu, qui vous baigne
Du vin de jour ?…
Quand tout le bois frissonnant saigne
Muet d’amour
De chaque branche, gouttes vertes,
Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
Frémir des chairs :
Tu plongerais dans la luzerne
Ton blanc peignoir,
Rosant à l’air ce bleu qui cerne
Ton grand oeil noir,
Amoureuse de la campagne,
Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
Ton rire fou :
Riant à moi, brutal d’ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela, – la belle tresse,
Oh ! – qui boirais
Ton goût de framboise et de fraise,
O chair de fleur !
Riant au vent vif qui te baise
Comme un voleur ;
Au rose, églantier qui t’embête
Aimablement :
Riant surtout, ô folle tête,
À ton amant !….
………………………………………………..
– Ta poitrine sur ma poitrine,
Mêlant nos voix,
Lents, nous gagnerions la ravine,
Puis les grands bois !…
Puis, comme une petite morte,
Le coeur pâmé,
Tu me dirais que je te porte,
L’oeil mi-fermé…
Je te porterais, palpitante,
Dans le sentier :
L’oiseau filerait son andante
Au Noisetier…
Je te parlerais dans ta bouche..
J’irais, pressant
Ton corps, comme une enfant qu’on couche,
Ivre du sang
Qui coule, bleu, sous ta peau blanche
Aux tons rosés :
Et te parlant la langue franche – …..
Tiens !… – que tu sais…
Nos grands bois sentiraient la sève,
Et le soleil
Sablerait d’or fin leur grand rêve
Vert et vermeil
………………………………………………..
Le soir ?… Nous reprendrons la route
Blanche qui court
Flânant, comme un troupeau qui broute,
Tout à l’entour
Les bons vergers à l’herbe bleue,
Aux pommiers tors !
Comme on les sent tout une lieue
Leurs parfums forts !
Nous regagnerons le village
Au ciel mi-noir ;
Et ça sentira le laitage
Dans l’air du soir ;
Ca sentira l’étable, pleine
De fumiers chauds,
Pleine d’un lent rythme d’haleine,
Et de grands dos
Blanchissant sous quelque lumière ;
Et, tout là-bas,
Une vache fientera, fière,
À chaque pas…
– Les lunettes de la grand-mère
Et son nez long
Dans son missel ; le pot de bière
Cerclé de plomb,
Moussant entre les larges pipes
Qui, crânement,
Fument : les effroyables lippes
Qui, tout fumant,
Happent le jambon aux fourchettes
Tant, tant et plus :
Le feu qui claire les couchettes
Et les bahuts :
Les fesses luisantes et grasses
Du gros enfant
Qui fourre, à genoux, dans les tasses,
Son museau blanc
Frôlé par un mufle qui gronde
D’un ton gentil,
Et pourlèche la face ronde
Du cher petit…..
Que de choses verrons-nous, chère,
Dans ces taudis,
Quand la flamme illumine, claire,
Les carreaux gris !…
– Puis, petite et toute nichée,
Dans les lilas
Noirs et frais : la vitre cachée,
Qui rit là-bas….
Tu viendras, tu viendras, je t’aime !
Ce sera beau.
Tu viendras, n’est-ce pas, et même…
Elle – Et mon bureau ?
Les Effarés
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond
A genoux, cinq petits, -misère!-
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond…
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain,
Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,
Quand ce trou chaud souffle la vie;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre,
-Qu’ils sont là, tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,
Mais bien bas, -comme une prière…
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,
-Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
-Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver…
Roman
I
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits – la ville n’est pas loin –
A des parfums de vigne et des parfums de bière…
II
– Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…
III
Le coeur fou robinsonne à travers les romans,
– Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux col effrayant de son père…
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…
IV
Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…
– Ce soir-là…, – vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.
Le mal
Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;
Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…
– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,
Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
Morts de Quatre-vingt-douze
Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
Sur l’âme et sur le front de toute humanité ;
Hommes extasiés et grands dans la tourmente,
Vous dont les coeurs sautaient d’amour sous les haillons,
Ô Soldats que la Mort a semés, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ;
Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
Ô million de Christs aux yeux sombres et doux ;
Nous vous laissions dormir avec la République,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
– Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !
Rages de Césars
L’homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
– Et parfois son oeil terne a des regards ardents…
Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
Il s’était dit : » Je vais souffler la liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! «
La liberté revit ! Il se sent éreinté !
Il est pris. – Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l’oeil mort.
Il repense peut-être au Compère en lunettes…
– Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.
Rêvé pour l’hiver
L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.
Tu fermeras l’oeil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.
Puis tu te sentiras la joue égratignée…
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…
Et tu me diras : » Cherche ! » en inclinant la tête,
– Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
– Qui voyage beaucoup…
Le dormeur du val
C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Au Cabaret Vert
cinq heures du soir
Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
– Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.
Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,
– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,
Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.
L’Éclatante victoire de Sarrebrück
Remportée aux cris de Vive l’Empereur ! (Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes.)
Au milieu, l’Empereur, dans une apothéose
Bleue et jaune, s’en va, raide, sur son dada
Flamboyant ; très heureux, ? car il voit tout en rose,
Féroce comme Zeus et doux comme un papa ;
En bas, les bons Pioupious qui faisaient la sieste
Près des tambours dorés et des rouges canons,
Se lèvent gentiment. Pitou remet sa veste,
Et, tourné vers le Chef, s’étourdit de grands noms
À droite, Dumanet, appuyé sur la crosse
De son chassepot sent frémir sa nuque en brosse,
Et : « Vive l’Empereur !! » – Son voisin reste coi…
Un schako surgit, comme un soleil noir… – Au centre,
Boquillon, rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
Se dresse, et, – présentant ses derrières « De quoi ?… »
La Maline
Dans la salle à manger brune, que parfumait
Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
Je ramassais un plat de je ne sais quel met
Belge, et je m’épatais dans mon immense chaise.
En mangeant, j’écoutais l’horloge, – heureux et coi.
La cuisine s’ouvrit avec une bouffée,
– Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée
Et, tout en promenant son petit doigt tremblant
Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc,
En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue,
Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m’aiser ;
– Puis, comme ça, – bien sûr, pour avoir un baiser, –
Tout bas : « Sens donc, j’ai pris ‘une’ froid sur la joue… »
Le buffet
C’est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;
Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d’enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand’mère où sont peints des griffons ;
– C’est là qu’on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.
– Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.
Ma Bohème
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !