Quelques citations :
La seule chose qui élève l’homme au-dessus de l’animal est la parole ; et c’est elle aussi qui le met souvent au-dessous.
E.-M. Cioran , Cahiers, 1957-1972
” Il faut se rendre compte que, en général, plus la chose à dire est importante, essentielle, plus il est impossible de la dire : c’est-à-dire : plus on a besoin de parler d’autre chose pour se faire comprendre par d’autres moyens que les mots qui ne suffisent plus.”
Koltès
”La parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée. ” Talleyrand
N'importe quelle publicité est une bonne publicité.
Andy Warhol
Cedant arma togae
Ciceron
I L'art de la parole
II L'aurorité de la parole
III les séductions de la parole
I L'art de la parole
Exercice argumentation express : préparez une argumentation de 120 secondes, sans note, une thèse, trois arguments
CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES LYCÉENS (Video à- m'envoyer par lien youtube avant le vendredi 22 novembre 2023) (23h59)
Se documenter pour la plaidoirie et le préparer
A voix haute à 15.20
Epopée : Du grec epopoiia (« poème épique »), de epos (« ce qui est exprimé par la parole », «poésie », «épopée ») et poieîn (« faire »).
II L'autorité de la parole
La glottophobie, qu'est-ce que c'est ? Maria Candéa et Laélia Veron, linguistes, évoquent le fait de priver quelqu’un de droits en raison de ses pratiques langagières
L'emprise par la parole : le film La Vague
III Les séductions de la parole
Séduire, une tentative fine pour éveiller l'intéret de l'autre ou une manipulation qui frise la tromperie ?
Les manipulations de l'information
Chironomie :
Bossuet (1627 – 1704), Sermon pour le jour de Pâques
La vie humaine est semblable à un chemin dont l'issue est un précipice affreux. On nous en avertit dès le premier pas ; mais la loi est portée, il faut avancer toujours. Je voudrais retourner en arrière. Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraîne. Il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux ! Non, non, il faut marcher, il faut courir : telle est la rapidité des années. On se console pourtant parce que de temps en temps on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait s'arrêter : Marche ! marche ! Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu'on avait passé ; fracas effroyable ! inévitable ruine ! On se console, parce qu'on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu'on voit se faner entre ses mains du matin au soir et quelques fruits qu'on perd en les goûtant : enchantement ! illusion ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux : déjà tout commence à s'effacer ; les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires : tout se ternit, tout s'efface. L'ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l'approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord. Encore un pas : déjà l'horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s'égarent. Il faut marcher on voudrait retourner en arrière ; plus de moyens : tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé.
De Beaumarchais (1732 – 1799), Le Mariage de Figaro, IV,5
Scène V
Les jeunes filles, Chérubin au milieu d’elles ; FANCHETTE, ANTONIO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE.
Antonio.
Moi je vous dis, monseigneur, qu’il y est ; elles l’ont habillé chez ma fille ; toutes ses hardes y sont encore, et voilà son chapeau d’ordonnance que j’ai retiré du paquet. (Il s’avance, et, regardant toutes les filles, il reconnaît Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui fait retomber ses longs cheveux en cadenette. Il lui met sur la tête le chapeau d’ordonnance et dit :) Eh parguenne, v’là notre officier !
La Comtesse recule.
Ah ciel !
Suzanne.
Ce friponneau !
Antonio.
Quand je disais là-haut que c’était lui !…
Le Comte, en colère.
Eh bien, madame ?
La Comtesse.
Eh bien, monsieur ! vous me voyez plus surprise que vous, et pour le moins aussi fâchée.
Le Comte.
Oui ; mais tantôt, ce matin ?
La Comtesse.
Je serais coupable, en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez moi. Nous entamions le badinage que ces enfants viennent d’achever ; vous nous avez surprises l’habillant : votre premier mouvement est si vif ! il s’est sauvé, je me suis troublée ; l’effroi général a fait le reste.
Le Comte, avec dépit, à Chérubin.
Pourquoi n’êtes-vous pas parti ?
Chérubin, ôtant son chapeau brusquement.
Monseigneur…
Le Comte.
Je punirai ta désobéissance.
Fanchette, étourdiment.
Ah, monseigneur, entendez-moi ! Toutes les fois que vous venez m’embrasser, vous savez bien que vous dites toujours : Si tu veux m’aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras.
Le Comte, rougissant.
Moi ! j’ai dit cela ?
Fanchette.
Oui, monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le-moi en mariage, et je vous aimerai à la folie.
Le Comte, à part.
Être ensorcelé par un page !
La Comtesse.
Eh bien, monsieur, à votre tour ! L’aveu de cette enfant, aussi naïf que le mien, atteste enfin deux vérités : que c’est toujours sans le vouloir si je vous cause des inquiétudes, pendant que vous épuisez tout pour augmenter et justifier les miennes.
Antonio.
Vous aussi, monseigneur ? Dame ! je vous la redresserai comme feu sa mère, qui est morte… Ce n’est pas pour la conséquence ; mais c’est que madame sait bien que les petites filles, quand elles sont grandes…
Le Comte, déconcerté, à part.
Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre moi !
LA FONTAINE, Fables (1668-1693), livre VIII, fable 6, "Les Femmes et le Secret"
Rien ne pèse tant qu'un secret ;
Le porter loin est diffcile aux Dames :
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d'hommes qui sont femmes.
Pour eprouver la sienne un Mari s'ecria
La nuit etant près d'elle : Ô Dieux ! qu'est-ce cela ?
Je n'en puis plus ; on me dechire ;
Quoi ! j'accouche d'un oeuf ! D'un oeuf ? Oui, le voilà
Frais et nouveau pondu. Gardez bien de le dire :
On m'appellerait Poule. Enfn n'en parlez pas.
La femme neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire.
Mais ce serment s'evanouit ;
Avec les ombres de la nuit.
L'Épouse indiscrète et peu fne,
Sort du lit quand le jour fut à peine leve :
Et de courir chez sa voisine.
Ma commère, dit-elle, un cas est arrive :
N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre.
Mon mari vient de pondre un oeuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu gardez-vous bien
D'aller publier (1) ce mystère.
Vous moquez-vous ? dit l'autre : Ah ! vous ne savez guère
Quelle (2) je suis. Allez, ne craignez rien.
La femme du pondeur (3) s'en retourne chez elle.
L'autre grille dejà de conter la nouvelle :
Elle va la repandre en plus de dix endroits.
Au lieu d'un oeuf elle en dit trois.
Ce n'est pas encore tout, car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait,
Precaution peu necessaire,
Car ce n'était plus un secret.
Comme le nombre d'oeufs, grâce à la renommee,
De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journee
Ils se montaient à plus d'un cent.
(1) rendre public
(2) quelle femme
(3) mot fabrique par La Fontaine pour la circonstance
Cicéron, Sur l’orateur, I, 8
Rien n’est plus beau, ce me semble, que de pouvoir, par la parole, captiver l’attention des assemblées humaines, séduire les esprits, entraîner à son gré les volontés, ou à son gré, les détourner d’un choix. Ce pouvoir unique, chez tous les peuples libres et surtout dans les cités vivant en paix et en tranquillité, a toujours été le plus florissant, le plus dominateur. Oui, qu’y a-t-il d’aussi admirable que de voir, dans une foule immense, se détacher un seul homme, capable de faire, seul ou presque, ce que la nature a pourtant donné à tous les hommes ? Qu’y a-t-il d’aussi agréable à l’esprit et à l’oreille qu’un discours bien travaillé et orné par la sagesse de la pensée et la noblesse de l’expression ? Qu’y a-t-il d’aussi puissant, d’aussi magnifique que de voir le discours d’un seul homme faire basculer les passions du peuple, les scrupules des juges, la gravité du Sénat ? Qu’y a-t-il d’aussi royal, d’aussi libéral, d’aussi généreux que de secourir les suppliants, de relever les malheureux, de sauver des vies, de libérer des dangers, de conserver aux gens leurs droits de citoyens ? Mais encore, qu’y a-t-il d’aussi nécessaire que de détenir ces armes dont la protection permet de défier les mauvais citoyens, ou de punir leurs attaques ? […]
Notre plus grande supériorité sur les animaux, c’est de communiquer par la parole, et de pouvoir ainsi exprimer nos idées. Aussi, qui n’admirerait à bon droit cet avantage en pensant qu’il lui faut consacrer les plus grands efforts pour arriver, dans ce talent qui donne, à lui seul, aux hommes leur supériorité sur les bêtes, à l’emporter lui-même sur les autres hommes ? Et pour en venir à l’essentiel, quelle autre force a pu rassembler en un même lieu des hommes dispersés, les tirer d’une vie sauvage et rustique pour les mener à notre niveau de culture et de civilisation, et, pour des États constitués, formuler des lois, les procédures judiciaires, le droit ?
"L'homme est un être comme les autres, un être vivant ; mais tout en étant comme les autres, il n'est pas seulement comme les autres. Il a des besoins, mais il a encore des désirs, c'est-à-dire des besoins qu'il a formés lui-même, qui ne sont pas dans sa nature, mais qu'ils s'est donnés. L'instinct sexuel se trouve chez lui comme chez tous les animaux ; mais il ne se contente pas de la possession du partenaire, il veut encore être aimé par celui-ci. Comme tout organisme, il a besoin de nourriture et ne peut se nourrir que de certaines substances ; mais il ne lui suffit pas d'assouvir sa faim, il transforme ce que lui offre la nature, il lutte avec ses congénères pour son habitat, (...) pour la nourriture ; mais ce n'est pas assez pour lui d'avoir chassé le concurrent, l'adversaire ; il veut le détruire ou le forcer à se soumettre à lui et à reconnaître sa maîtrise et sa domination, à faire à sa place ce que, jusqu'ici, il avait fait lui-même, à transformer ce que la nature présente immédiatement à l'homme, à chercher, produire, préparer la nourriture, la maison, à garder les femmes, à élever les enfants.
En somme, l'homme ignore ce qu'il veut. Mais il sait très bien ce qu'il ne veut pas : (...) l'homme n'est pas seulement ce qu'il est, parce qu'il ne veut pas être ce qu'il est, parce qu'il n'est pas content d'être ce qu'il est, d'avoir ce qui est. il est l'animal qui parle, un de ces animaux qui parlent, mais il est le seul animal qui emploie son langage pour dire Non."
« Seul parmi les animaux l’homme possède la parole (logos). Certes la voix (phonè) est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable, et de se les signifier mutuellement. Mais le logos existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et autres perceptions de ce genre. Or, mettre cela en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. »
Aristote, Les politiques, I, 2
Le discours est un tyran très puissant qui, par un corps très petit et tout à fait invisible, accomplit des actes au plus haut point divins, car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié […] Les incantations enthousiastes nous procurent du plaisir par l’effet des paroles, et chassent le chagrin. C’est que la puissance de l’incantation, dans l’âme, se mêle à l’opinion, la charme, la persuade et, par sa magie, change ses dispositions. De la magie et de la sorcellerie sont nés deux arts qui produisent les erreurs de l’âme et les artifices de l’opinion. Nombreux sont ceux qui, sur nombre de sujets, ont convaincu et convainquent encore nombre de gens par la fiction d’un discours mensonger. Car si tous les hommes avaient en leur mémoire le déroulement de tout ce qui s’est passé, s’ils connaissaient tous les événements présents, et, à l’avance, les événements futurs, le discours ne seraient pas investi d’une telle puissance ; mais lorsque les gens n’ont pas la mémoire du passé, ni la vision du présent, ni la divination de l’avenir, il a toutes les facilités. C’est pourquoi la plupart du temps, les gens confient leur âme aux conseils de l’opinion. Mais l’opinion est incertaine et instable, et précipite ceux qui en font usage dans des fortunes incertaines et instables.
Platon, Gorgias, Éloge d’Hélène, §8-11, Ve av JC
Ainsi la Muse crée-t-elle des inspirés et, par l'intermédiaire de ces inspirés, une foule d'enthousiastes se rattachent à elle. Car tous les poètes épiques disent tous leurs beaux poèmes non en vertu d'un art, mais parce qu'ils sont inspirés et possédés, et il en est de même pour les bons poètes lyriques. Tels les corybantes [534a] dansent lorsqu'ils n'ont plus leur raison, tels les poètes lyriques lorsqu'ils n'ont plus leur raison, créent ces belles mélodies ; mais lorsqu'ils se sont embarqués dans l'harmonie et la cadence, ils se déchaînent et sont possédés. Telles les bacchantes puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont possédées, mais ne le peuvent plus quand elles ont leur raison ; tels les poètes lyriques, dont l'âme fait ce qu'ils nous disent eux-mêmes. Car ils nous disent, n'est ce pas, les poètes, qu'à des fontaines de miel dans les jardins et les vergers des Muses, [534b] ils cueillent leurs mélodies pour nous les apporter, semblables aux abeilles, ailés comme elles ; ils ont raison, car le poète est chose ailée, légère, et sainte, et il est incapable de créer avant d'être inspiré et transporté et avant que son esprit ait cessé de lui appartenir ; tant qu'il ne possède pas cette inspiration, tout homme est incapable d'être poète et de chanter.
Platon, Gorgias, Ion, Ve av JC
Emile-Michel CIORAN : Si l’homme redevenait l’animal muet qu’il fut !
Trois heures de conversation, j’ai perdu trois heures de silence.
La douceur de vivre a disparu avec l’avènement du bruit. Le monde aurait dû finir il y a cinquante ans ; ou, beaucoup mieux, il y a cinquante siècles.
Silence presque total. Ah ! Si tous ces gens persévéraient indéfiniment dans leur sommeil ! Ou si l’homme redevenait l’animal muet qu’il fut !
J’entends les cloches de Saint-Sulpice, je crois. Émotion soudaine. Irruption du passé dans une époque sinistre comme la nôtre. C’est tout de même un autre bruit que celui des voitures.
Rentrer en soi, y entendre ce silence aussi vieux que l’être, plus ancien même - le silence antérieur au temps.
On m’a raconté l’histoire d’une femme, sourde depuis trente ans, qui vient de recouvrer l’ouïe à la suite d’une opération et qui, atterrée par le bruit, a demandé qu’on lui redonne sa surdité...
Veille de Pâques. Paris se vide. Ce silence si inhabituel comme en plein été. Que les gens avant l’ère industrielle devaient être heureux ! Mais non. Ils ignoraient complètement leur bonheur, comme nous ignorons le nôtre. Il nous suffirait d’imaginer dans le détail l’an 2000 pour que nous ayons par contraste la sensation d’être encore au Paradis.
Si la plus grande satisfaction qu’on puisse atteindre dérive de l’entretien avec soi dans la solitude, la forme suprême de "réalisation" est la vie érémitique.
Si seulement on avait le courage de ne pas avoir d’opinions sur quoi que ce soit ! Ou alors en émettre une devrait constituer un acte aussi important que prier. Se mettre en état d’oraison pour oser avoir une opinion ! C’est à cette seule condition que "la parole" pourrait acquérir quelque dignité ou reconquérir son ancien statut, si tant est qu’elle en eût un jamais dont elle pût être fière.
Pourquoi tout silence est-il sacré ? Parce que la parole est, sauf dans des moments exceptionnels, une profanation.
La seule chose qui élève l’homme au-dessus de l’animal est la parole ; et c’est elle aussi qui le met souvent au-dessous.
Je crois la parole récente, je me figure mal un dialogue qui remonte au-delà de dix mille ans. Je me figure encore plus mal qu’il puisse y en avoir un, je ne dis pas dans dix mille ans, dans mille ans seulement.
Je crois aux vertus du silence, je ne m’attribue quelque réalité que lorsque je me tais, et je parle, je parle, et nous parlons tous. Le vrai contact entre deux êtres, et entre les êtres en général, ne s’établit que par la présence muette, par non-communication apparente, comme l’est toute communion véritable, par l’échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure.
J’ai combattu toutes mes passions et j’ai essayé de rester encore écrivain. Mais c’est là une chose quasi impossible, un écrivain n’étant tel que dans la mesure où il sauvegarde et cultive ses passions, où il les excite même et les exagère. On écrit avec ses impuretés, ses conflits non résolus, ses défauts, ses ressentiments, ses restes... adamiques. On n’est écrivain que parce que l’on n’a pas vaincu le vieil homme, que dis-je ? L’écrivain, c’est le triomphe du vieil homme, des vieilles tares de l’humanité ; c’est l’homme avant la Rédemption. [...] C’est l’humanité tarée dans son essence qui constitue la matière de toute son œuvre. On ne crée qu’à partir de la Chute.
Tout ce que l’homme fait, il ne le fait que parce qu’il a cessé d’être ange.
Tout acte en tant qu’acte n’est possible que parce que nous avons rompu avec le Paradis.
Tout créateur s’insurge contre la tentation de l’angélisme.
Par tempérament je suis bavard, et tout ce que je puis avoir de bon, je le dois au silence.
Il est 1 heure du matin. Ce silence extraordinaire justifierait à lui seul l’adhésion à une forme quelconque d’espoir.
Le saint a raison de dire que le silence nous rapproche de Dieu. C’est quand tout se tait en nous que nous sommes à même de Le percevoir. Lui, c’est-à-dire quelqu’un ou quelque chose qui ne résiste pas à l’analyse, mais qui remplit néanmoins notre silence.
Le silence va plus loin que la prière, puisqu’il n’est jamais plus profond que dans l’impossibilité de prier.
Tout silence dont on est conscient, qu’on cultive ou qu’on espère se ramène à une possibilité d’expérience mystique.
Emile-Michel CIORAN, Cahiers (1947-1952).
« D'un côté, on peut constater que la parole humaine n'a probablement jamais connu autant de possibilités de déploiement qu'aujourd'hui. Où qu'on se tourne dans les sociétés modernes, on trouve, souvent comme signe de progrès, des techniques de communication ou encore des institutions qui sont directement une concrétisation ou une facilitation de la parole. La parole aujourd'hui est un fait social majeur. C'est par elle que nous agissons, que nous prenons des décisions, que nous négocions, que nous tentons de faire reculer la violence, que nous organisons et transformons le monde qui nous entoure. Pourtant, d'un autre côté, en même temps que ce déplacement du statut de la parole, qui lui confère une position toujours plus centrale, chacun sent bien que ce déploiement est souvent au mieux retenu, au pire dévoyé. Nous sommes là au cœur de l'injonction contradictoire : parlez, mais taisez-vous ! Il s'agit d'un véritable paradoxe, car à la fois la parole est libre, encouragée, elle est un des principaux opérateurs du changement social, et à la fois elle est difficile à prendre ou encore réduite à un discours sans effet, quand elle n'est pas travestissement de la pure violence. De plus, cette importance, cette centralité de la parole n'est qu'en partie visible à nos yeux. La parole moderne n'est qu'en partie consciente d'elle-même, elle n'est même parfois que l'ombre de son idéal. Une vision optimiste des choses permettra de dire que ce qui compte le plus aujourd'hui est la place prise par la parole qui fait de nos sociétés de véritables sociétés de parole. Le symbole le plus fort de cet aspect des choses sera par exemple la « liberté d'expression » qui connaît un déploiement sans égal dans l'histoire. On insistera également sur les immenses possibilités offertes par les techniques modernes de communication, dont Internet n'est qu'une avant-garde. Ou encore sur le fait que nous vivons en démocratie, ou, pour être plus précis, dans des sociétés« en voie de démocratisation », c'est-à-dire un régime où la parole tend de plus en plus à être au centre des processus sociaux de décision et d'action. Une vision pessimiste de la même réalité soulignera les immenses inégalités d'accès à la parole et le fait qu'elle est souvent manipulée par les puissants. La parole, pour reprendre l'expression de Jacques Ellul, est trop souvent une « parole humiliée ». Dans cette optique, on insistera sur le fait que les nombreuses techniques de communication déployées aujourd'hui ne correspondent pas forcément à un accroissement de la qualité des paroles qu'elles servent à transmettre, ou même que, à être tant délayée, la parole s'y affadit considérablement. Il faut donc tenter une approche la plus objective possible de ce phénomène. La question n'est pas l'optimisme ou le pessimisme, mais bien une juste évaluation de la place prise par la parole dans les sociétés modernes. [...] Toute évaluation, dans le domaine social, est souvent une question d'échelle. Le point de vue optimiste se révèle pertinent si l'on place l'observation sur une échelle temporelle large : on a assisté à un déplacement du statut de la parole (par exemple, en France, de la fin du Moyen Âge à l'époque contemporaine) qui lui confère une position de plus en plus centrale et qui contribue largement, entre autres, au progrès des mœurs et de la civilité. Le point de vue pessimiste est imbattable pour décrire les très nombreuses situations, au présent, qui témoignent de notre frustration devant les dévoiements de ce qui apparaît le plus souvent comme une potentialité en lieu et place d'une réalité. En somme, la direction est bonne mais on risque à chaque moment de verser dans le fossé. L'optimiste a une vision globale, mais celle-ci ne le protège pas contre les accidents, y compris ceux qui risquent d'arrêter la course. Le pessimiste a un point de vue précieux puisqu'il pointe du doigt, avec rigueur, tout écart du chemin, ou toute retenue dans l'élan, mais il risque de décourager la poursuite de la course en répétant inlassablement que l'on se trompe de direction, alors que l'on va peut-être, globalement, dans le bon sens. Il est tentant malgré tout de prendre de la hauteur par rapport à ce balancement entre optimisme et pessimisme pour voir que sur la longue durée, celle des civilisations, partout où il y a de la parole, il y a du progrès. Thèse renversable, tant les deux termes sont identifiés l'un à l'autre : partout où il y a du progrès, il y a de la parole. Que ce progrès soit aujourd'hui en partie retenu ne change rien à sa direction. Nous l'avons vu, ces progrès sont de deux ordres : d'abord, une capacité toujours accrue pour l'homme de prendre en main son destin (c'est-à-dire de ne plus être subordonné au fatalisme), en inventant des représentations (par exemple celle de l'homme comme individu), des pratiques sociales (comme la « civilité,) et des institutions (notamment démocratiques) qui permettent à la parole de se déployer; ensuite, à un autre niveau, celui des moyens, un affinement de la parole ellemême dans sa capacité à changer le monde. Ce progrès peut connaître des revers, mais, dans un certain sens, la direction d'ensemble est la bonne et c'est, au bout du compte, toujours, la société des hommes qui s'en porte mieux. C'est dans ce sens que la parole, comme fondement d'un humanisme renouvelé, mérite, pour le moins, un éloge. »
Philippe BRETON, Éloge de la parole (2003)
ophélia. — Il m’a dernièrement, mon seigneur, fait beaucoup d’offres de son affection.
polonius. — Son affection ? Bah ! vous parlez comme une fillette encore toute verdelette qui n’a pas été passée au crible dans des circonstances de ce péril ; croyez-vous à ses offres, comme vous les appelez ?
ophélia. — Je ne sais pas, mon seigneur, ce que je dois penser.
polonius. — Eh bien je vais vous l’apprendre. Pensez que vous n’êtes qu’un petit enfant, et que vous avez pris pour argent comptant des offres qui ne sont que fausse monnaie. Offrez-vous à vous-même un tarif plus cher de votre valeur, ou (pour ne pas essouffler plus longtemps ce pauvre mot, dont j’abuse ainsi), vous n’aurez plus qu’à m’offrir le titre de sot.
ophélia. — Mon seigneur, il m’a importunée de son amour, mais d’une manière honorable.
polonius. — Ah oui. Vous pouvez appeler cela de belles manières !… Allez, allez !
ophélia. — Et il donnait autorité à ses discours, mon seigneur, par presque tous les plus saints serments du ciel.
polonius. — Ah ! oui, pièges à attraper des bécasses ! Je sais, quand le sang brûle, combien l’âme est prodigue à prêter à la langue des serments. Ce sont des éclairs, ma fille, donnant plus de lumière que de chaleur, qui perdent aussitôt chaleur et lumière, et dont les promesses mêmes s’éteignent aussitôt faites. Vous ne devez pas les prendre pour du feu. À partir de cette heure, soyez un peu plus avare de votre virginale présence ; mettez vos entretiens à plus haut prix, et que votre conversation ne soit pas à commandement. Quant au seigneur Hamlet, ce que vous en devez croire, c’est qu’il est jeune et qu’il lui est permis d’aller au bout d’une longe plus longue que ne saurait être la vôtre. Bref, Ophélia, ne croyez pas à ses serments ; ce sont des enjôleurs, ils n’ont pas la couleur dont ils sont revêtus en dehors ; ce ne sont rien qu’entremetteurs de projets fort profanes, qui ne semblent respirer que saintes et dévotes instances, afin de mieux tromper. Une fois pour toutes, et pour parler clairement, je ne veux pas que désormais vous fassiez mauvais usage de votre loisir en parlant au seigneur Hamlet, ou en l’écoutant ; prenez-y garde, entendez-vous, et passez votre chemin.
ophélia. — J’obéirai, mon seigneur.
(Ils sortent.)
Comment bien parler et bien lire ?
« Il faut avoir un parler léger, facile, net, doux et poli. Il faut donc premièrement que la voix parte d’un organe qui soit sain. En second lieu, qu’elle ne soit ni sourde, ni grossière, ni effrayante, ni raide, ni fausse, ni épaisse, ni trop déliée, ni mal articulée, ni aigre, ni faible, ni molle ou efféminée. Troisièmement que la respiration soit libre et aisée, que les intervalles en soient raisonnablement longs, et qu’elle puisse continuer de même un temps considérable. Il ne suffit pas que la prononciation soit correcte, il faut qu’elle soit claire ; à quoi deux choses contribueront. La première c’est de bien articuler tous les mots […]. La seconde chose, c’est de bien distinguer toutes les parties de la phrase, en sorte que celui qui parle donne à chacune ce qu’il lui appartient, commençant et finissant précisément où il faut. » Quintilien, Art Oratoire (1er siècle ap. JC)
« Il y en a qui en reprenant leur haleine tirent tout l’air à eux par les ouvertures des dents, avec un sifflement très désagréable. D’autres, qui, haletant sans cesse et poussant de profonds soupirs, sont comme ces bêtes de somme qui succombent sous le faix, ce qu’ils affectent même pour faire croire qu’ils sont accablés d’une foule de pensées et que leur bouche ne saurait suffire au torrent de leur éloquence. D’autres que l’on voit lutter, pour ainsi dire, contre les mots, tant ils ont de peine à les énoncer. »
Quintilien, Art Oratoire (1er siècle ap. JC)
Tu ne peux jamais rester tranquille avec les mots, ils sont trop pleins de vie. Ils attendent la voix qui va les libérer. Ils peuvent attendre des années et des années comme cela, les gens se servent des autres mots et les oublient. Puis un jour, Alligator Barks, ou Gin Fizz, ou Palmito les prononcent, lentement, en détachant bien chaque syllabe, et ils éclatent, ils fusent dans tous les sens en répandant leur lumière.
Les mots d'ailleurs ne veulent pas toujours dire ce qu'ils ont l'air de dire. Si tu les prononces d'une certaine façon, ils disent autre chose. Tu dis genou, par exemple, et en réalité ça veut dire cascade. Tu dis papier, et tu vois une étendue de sable beige, qui va jusqu'à l'horizon, et dessus il n'y a personne, personne. Tu dis coussin, et ça veut dire chambre recouverte de lourds tapis de velours rouge. Tu dis éternel, ou automatique, et ce sont deux oiseaux au cou chauve, du genre vautour, qui planent dans le ciel. Tu dis cercle, et tu vois une plage de galets et de gros rochers ronds, au pied d'une falaise de granit. Tu dis lampe, et c'est une goutte de plomb fondu qui brûle âcrement l'air. Tu dis nuit, c'est un puits. Tu dis navire, le navire s'ouvre, et à l'intérieur il y a un grand requin-baleine à la peau bleu-noir. Tu dis île, c'est une femme couchée dans l'eau. Tu dis nuage, c'est un triangle. Tu dis pamplemousse, et dans le fruit tu vois une colline molle qui semble faite d'ouate. Tu dis chercher, ça veut dire cacher. Tu dis vendredi, mais ça ne veut pas dire vendredi, ni mardi, ni aucun jour de la semaine, c'est un lieu solitaire et triste, comme un cimetière, un cratère, un jardin d'hiver. Tu dis blanc, et quelquefois ça veut dire si blanc que blanc est noir. Tu dis allô? allô? et aussitôt tu te retrouves sur un atoll dont le centre est occupé par une jungle épaisse peuplée de perroquets verts qui répètent tout le temps avec air voix de fausset : allô? allô?
La rhétorique dans l'Antiquité
Dans l'Athènes* des Ve et IVe siècles avant J.-C., la démocratie* directe voit triompher ceux qui manient avec efficacité la parole : grâce à leur science des mots, les rhéteurs (« orateurs ») dominent dans l'enseignement et influencent la vie publique. Socrate (470-399 av. J.-C.) a combattu les sophistes*, leur reprochant de préférer l'efficacité à la vérité. La rhétorique est perçue comme l'art de mentir et de tromper : elle conduit, via le mépris d'autrui, à la tyrannie.
Cette déconsidération philosophique de la rhétorique explique la connotation péjorative qui continue d'entacher cette discipline. La rhétorique flatte l'oreille et la sensibilité de l'auditeur, mais elle ne donne pas à penser ; cette vision, partielle et partiale, ne doit pas faire oublier que la rhétorique est un ensemble de principes régissant et raisonnant l'élaboration de tout discours.
Les parties de la rhétorique
Parler, c'est organiser un discours à partir d'un sujet ou questio (« question ») ; le travail argumentatif s'opère selon les étapes suivantes :
-l'inventio : recherche des arguments, inventaire des matériaux à utiliser ;
- La dispositio : organisation cohérente des matériaux, correspondant à ce que les professeurs actuels appellent le développement logique des idées (installation d'une thèse, explicitation, réfutation, récapitulation) ;
- l'elocutio : adoption de la forme et du ton, l'orateur ayant le souci de trouver les figures de style les plus frappantes ;
- la memoria : mémorisation parfaite (par cœur) du discours, car rien ne sera improvisé ;
- la pronuntiatio : art de faire jouer le discours avec éloquence, en utilisant les intonations, les silences, les gestes, la diction.
L'art de parler et d'écrire obéit ainsi à une codification stricte, qu'enseignent les traités de rhétorique, depuis l'Antiquité* jusqu'au XVIII e siècle. Aristote* (384-322 av. J.-C.), Cicéron (106-43 av. J.-C.), Quintilien (30-100) ont été repris dans tout l'Occident, et ces parties de la rhétorique ont été mises en application par les ecclésiastiques, les orateurs et tribuns politiques, les avocats, les professeurs, les journalistes et les lettrés de toute sorte. Les traités les plus célèbres sont ceux de Du Marsais (1730) et de Fontanier (1830).
Sophistique et philosophie
La sophistique a donné lieu à une vive contestation de la part de philosophes comme Platon ou Aristote. La polémique provient d'abord d'une des célèbres prétentions du sophiste : il se targue de prouver n'importe quoi et de faire triompher l'argument le plus faible. On voit aisément qu'une telle technique de la parole puisse sembler dangereuse dans le cadre d'une démocratie.
©Culture générale de A à Z, 2004