L'éducation se trouve à la croisée de deux dynamiques apparemment contradictoires :
d'une part, la transmission d'un héritage culturel, intellectuel et moral aux nouvelles générations,
et d'autre part, l'émancipation qui vise à former des individus libres et autonomes.
Comment l'éducation peut-elle concilier la nécessité de transmettre un savoir constitué avec l'ambition d'émanciper l'individu?
La transmission culturelle est-elle un obstacle ou un préalable à l'émancipation?
L'émancipation implique-t-elle nécessairement une rupture avec les savoirs transmis?
On récompense mal un maitre en restant toujours son élève. Nietzsche
Educatio et disciplina mores faciunt”
On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge [tâche] ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Montaigne
La civilisation occidentale est « une tradition dans laquelle la tradition est une question toujours ouverte » . Eric Weil , Tradition et traditionalisme, 1971
« Familles, je vous hais », Gide, Les Nourritures terrestres,1897
éducation ( ex-ducere, ducere : conduire, ex : sortir de)
1 Action d'élever, de former un enfant ; ensemble des habiletés intellectuelles ou manuelles qui s'acquièrent, et ensemble des qualités morales qui se développent.
2 En parlant des animaux domestiques, l'ensemble des moyens auxquels on a recours pour les rendre de bonne heure dociles à la volonté de l'homme et pour développer en eux les facultés de l'instinct et celles du corps, de manière qu'ils soient le plus utiles qu'il est possible.
3La connaissance et la pratique des usages du monde.
Transmission ( trasmittere : envoyer, passer)
C’est l’idée d’un contenu censé passer de manière identique d’un expéditeur à un destinataire. L’éducation est-ce une transmission ? De quelle manière ce modèle fonctionne ou a des limites ?
Émancipation ( emancipare, libéré de l’autorité paternelle )
Juridiquement, uUn mineur émancipé est un mineur non soumis à l’autorité des parents.
But enseignement = libérer et rendre les jeunes autonomes
=> 3 fonctions de l’enseignement
Instruction publique --> Ministère de l’Éducation nationale
Idée d’instruire, de donner un savoir --> idée d’éducation, aider quelqu’un à grandir
Les enfants commencent par aimer leurs parents; devenus grands ils les jugent; quelquefois ils leur pardonnent..
Oscar Wilde
« Une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine. » Montaigne
Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Rousseau
Ce voyage à travers la parole des autres que forme la lecture, il peut être le chemin le plus aigu pour revenir vers soi, pour apercevoir en nous des possibilités qui nous étaient jusqu’alors inconnues, et auxquelles la seule introspection n’eût pas pu nous conduire. Les mots d’autrui nous donnent un langage plus riche que le nôtre pour dire notre propre expérience, ou du moins permettent que nous en forgions peu à peu un plus fort. C’est là que prend toute sa portée un autre modèle pour penser la lecture que celui du dialogue : lire, ne serait-ce pas se nourrir, manger et boire la parole ? Telle est la pensée constante de saint Augustin, pour qui la parole, écoutée ou lue, est un autre pain quotidien, dont nous avons tout autant besoin que du premier. Lire, en effet, ce n’est pas seulement parcourir des signes avec les yeux, c’est véritablement faire pénétrer en nous la parole d’autrui, l’ingérer, et, à partir de là, lui faire subir un travail intérieur de transformation et d’assimilation par lequel elle devient nôtre, et une composante de notre propre esprit. Que serions-nous sans ce que nous avons fait nôtre ? Pour s’accroître, et même simplement pour se conserver tel qu’il est, l’esprit, tout comme le corps, doit se renouveler, et pour cela requiert un aliment, une force, qu’il ne peut en aucune manière tirer lui-même de lui-même. Même pour rester moi, j’ai besoin de l’autre. Saint Augustin compare à la rumination cette intériorisation de la parole lue. Nietzsche, lui aussi, la demandera à ses lecteurs, pour qu’ils lisent vraiment.
En ce sens, la lecture nourrissante, celle qui n’est pas une simple évasion fugitive, se poursuit bien au-delà du moment où nos mains referment un livre. Nous continuons de lire après avoir lu. C’est alors que, selon la belle expression française, nous apprenons par cœur ce que nous avons lu, ce qui ne signifie pas que le but soit de le réciter tel quel, mais d’en avoir fait un élément de notre vie. Croire qu’on deviendrait davantage soi-même, et plus original, en rejetant les livres, et en trouvant la vraie vie loin de ces écrits morts, c’est en réalité choisir l’originalité de l’anorexique, se vouer à une vie déclinante et appauvrie. Par le livre, l’horizon de notre expérience s’élargit sans mesure au-delà de ce que nous aurions pu découvrir par nous-mêmes, au-delà aussi de ceux que nous aurions pu croiser en personne. Ce voyage à travers la parole des autres que forme la lecture, il peut être le chemin le plus aigu pour revenir vers soi, pour apercevoir en nous des possibilités qui nous étaient jusqu’alors inconnues, et auxquelles la seule introspection n’eût pas pu nous conduire. Les mots d’autrui nous donnent un langage plus riche que le nôtre pour dire notre propre expérience, ou du moins permettent que nous en forgions peu à peu un plus fort. C’est là que prend toute sa portée un autre modèle pour penser la lecture que celui du dialogue : lire, ne serait-ce pas se nourrir, manger et boire la parole ? Telle est la pensée constante de saint Augustin, pour qui la parole, écoutée ou lue, est un autre pain quotidien, dont nous avons tout autant besoin que du premier. Lire, en effet, ce n’est pas seulement parcourir des signes avec les yeux, c’est véritablement faire pénétrer en nous la parole d’autrui, l’ingérer, et, à partir de là, lui faire subir un travail intérieur de transformation et d’assimilation par lequel elle devient nôtre, et une composante de notre propre esprit. Que serions-nous sans ce que nous avons fait nôtre ? Pour s’accroître, et même simplement pour se conserver tel qu’il est, l’esprit, tout comme le corps, doit se renouveler, et pour cela requiert un aliment, une force, qu’il ne peut en aucune manière tirer lui-même de lui-même. Même pour rester moi, j’ai besoin de l’autre. Saint Augustin compare à la rumination cette intériorisation de la parole lue. Nietzsche, lui aussi, la demandera à ses lecteurs, pour qu’ils lisent vraiment. En ce sens, la lecture nourrissante, celle qui n’est pas une simple évasion fugitive, se poursuit bien au-delà du moment où nos mains referment un livre. Nous continuons de lire après avoir lu. C’est alors que, selon la belle expression française, nous apprenons par cœur ce que nous avons lu, ce qui ne signifie pas que le but soit de le réciter tel quel, mais d’en avoir fait un élément de notre vie. Croire qu’on deviendrait davantage soi-même, et plus original, en rejetant les livres, et en trouvant la vraie vie loin de ces écrits morts, c’est en réalité choisir l’originalité de l’anorexique, se vouer à une vie déclinante et appauvrie. Par le livre, l’horizon de notre expérience s’élargit sans mesure au-delà de ce que nous aurions pu découvrir par nous-mêmes, au-delà aussi de ceux que nous aurions pu croiser en personne.
Première partie : interprétation philosophique : Selon l’auteur, en quoi la lecture nous permet-elle de devenir nous-même ?
Deuxième partie : essai littéraire : Selon vous, la littérature élargit-elle « l’horizon de notre expérience » ?
« Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. En politique, cette attitude conservatrice – qui accepte le monde tel qu’il est et ne lutte que pour préserver le statu quo – ne peut mener qu’à la destruction, car le monde, dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocablement livré à l’action destructrice du temps sans l’intervention d’êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf. Les mots d’Hamlet : « Le temps est hors de ses gonds. O sort maudit que ce soit moi qui aie à le rétablir », sont plus ou moins vrais pour chaque génération, bien que depuis le début de notre siècle, ils aient acquis une plus grande valeur persuasive qu’avant.
Au fond, on n’éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d’en sortir, car c’est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels, il s’use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créatures et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d’éduquer de façon telle qu’une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle ; mais c’est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu’en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qu’il sera. C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine.
(…) Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons donc esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée — la pédagogie — c’est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c’est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé par la natalité. L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. »
Hannah ARENDT, « La crise de l’éducation » (1958), in La crise de la culture (1968)
« L’accusation que l’artiste, à la différence du révolutionnaire politique, a portée contre la société, s’est résumée très tôt, au tournant du XVIII° siècle, en ce seul mot qui a été depuis répété et réinterprété génération après génération : ce mot est « philistinisme ». Son origine, un peu plus ancienne que son emploi précis, est de peu d’importance. On le trouve pour la première fois dans l’argot des étudiants allemands, pour faire la distinction entre les bourgeois et eux; mais la réminiscence biblique indiquait déjà un ennemi supérieur en nombre entre les mains duquel on peut tomber. Utilisé la première fois comme concept – par l’écrivain allemand Clemens von Brentano, je crois – […] il désigne un état d’esprit qui juge de tout en termes d’utilité immédiate et de « valeurs matérielles », et n’a donc pas d’yeux pour des objets et des occupations aussi inutiles que ceux relevant de la nature et de l’art. Tout cela sonne bien familier aujourd’hui encore, et il n’est pas sans intérêt de remarquer que même des termes d’argot aussi courants que «rustre » (square) se trouvent déjà dans le pamphlet de Brentano.
Si les choses en étaient restées là, si le principal reproche fait à la société était demeuré son absence de culture et d’intérêt pour l’art, le phénomène dont nous nous occupons serait considérablement moins compliqué qu’il ne l’est en fait. Du même coup, il serait parfaitement compréhensible que l’art moderne se soit rebellé contre la « culture », au lieu de combattre simplement et ouvertement pour ses propres intérêts « culturels ». Le point, c’est que cette sorte de philistinisme, qui consiste simplement à être « inculte » et ordinaire, a été très rapidement suivi d’une évolution différente, dans laquelle, au contraire, la société commença à n’être que trop intéressée par toutes les prétendues valeurs culturelles. La société se mit à monopoliser la « culture » pour ses fins propres, telles la position sociale et la qualité. Ce, en rapport étroit avec la position socialement inférieure des classes moyennes en Europe, qui se trouvèrent – dès qu’elles possédèrent la richesse et le loisir nécessaires – en lutte serrée contre l’aristocratie et son mépris de la vulgarité des simples faiseurs d’argent. Dans cette lutte pour une position sociale, la culture commença à jouer un rôle considérable : celui d’une des armes, sinon la mieux adaptée, pour parvenir socialement, et « s’éduquer » en sortant des basses régions où l’on suppose le réel situé, jusqu’aux régions élevées de l’irréel, où la beauté et l’esprit étaient, supposait-on, chez eux. »
La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. Je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix, et sont vendus en nombre considérable, cela n’atteint pas la nature des objets en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés – réécrits, condensés, digérés, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. Le résultat n’est pas une désintégration, mais une pourriture, et ses actifs promoteurs ne sont pas les compositeurs de Tin Pan AIley, mais une sorte particulière d’intellectuels, souvent bien lus et bien informés, dont la fonction exclusive est d’organiser, diffuser, et modifier des objets en vue de persuader les masses qu’ Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady, et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire
Jusqu'à ce matin compris, un enseignant, dans sa classe ou son amphi, délivrait un savoir qui, en partie, gisait déjà dans les livres. II oralisait de l'écrit, une page-source. S'il invente, chose rare, il écrira demain une page-recueil. Sa chaire faisait entendre ce porte-voix. Pour cette émission orale, il demandait le silence. Il ne l'obtient plus.
Formée dès l'enfance, aux classes élémentaires et préparatoires, la vague de ce que l'on nomme le bavardage, levée en tsunami dans le secondaire, vient d'atteindre le supérieur où les amphis, débordés par lui, se remplissent, pour la première fois de l'histoire, d'un brouhaha permanent qui rend pénible toute écoute ou rend inaudible la vieille voix du livre. Voilà un phénomène assez général pour que l'on y prête attention. Petite Poucette ne lit ni ne désire ouïr l'écrit dit. […]
Pourquoi bavarde-t-elle, parmi le brouhaha de ses bavards camarades? Parce que, ce savoir annoncé, tout le monde l'a déjà. En entier. À disposition. Sous la main. Accessible par Web, Wikipédia, portable, par n'importe quel portail. Expliqué, documenté, illustré, sans plus d'erreurs que dans les meilleures encyclopédies. Nul n'a plus besoin des porte-voix d'antan, sauf si l'un, original et rare, invente.
Fin de l'ère du savoir. […]
Ces enfants habitent donc le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l'usage de la Toile, la lecture ou l'écriture au pouce des messages, la consultation de Wikipédia ou de Facebook n'excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l'usage du livre, de l'ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent, ni n'intègrent, ni ne synthétisent comme nous leurs ascendants.
Ils n'ont plus la même tête.
Voir Interview de Michel Serres à propos de Petite Poucette, 2012
Que faut-il donc penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfant de chaînes de toute espèce, et commence par le rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu'il ne jouira jamais ?... Hommes, soyez humains c'est votre premier devoir ; Soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n'est pas étranger à l'homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l'humanité ? Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et ou l'âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur échappe, et d’un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume et de douleur ses premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? (…) C’est, me répondez-vous, le temps de corriger les mauvaises inclinations de l’homme ; c’est dans l’âge de l’enfance, où les peines sont le moins sensibles, qu’il faut les multiplier, pour les épargner dans l’âge de raison. Mais qui vous dit que tout cet arrangement est à votre disposition, et que toutes ces belles instructions dont vous accablez le faible esprit d’un enfant ne lui seront pas un jour plus pernicieuses qu’utiles ? Qui vous assure que vous épargnez quelque chose par les chagrins que vous lui prodiguez ? Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que son état n’en comporte, sans être sûr que ces maux présents sont à la décharge de l’avenir ? Et comment me prouverez-vous que ces mauvais penchants dont vous prétendez le guérir ne lui viennent pas de vos soins mal entendus, bien plus que de la nature ? Malheureuse prévoyance, qui rend un être actuellement misérable, sur l’espoir bien ou mal fondé de le rendre heureux un jour ! Que si ces raisonneurs vulgaires confondent la licence avec la liberté, et l’enfant qu’on rend heureux avec l’enfant qu’on gâte, apprenons-leur à les distinguer. Pour ne point courir après des chimères, n’oublions pas ce qui convient à notre condition. L’humanité a sa place dans l’ordre des choses ; l’enfance a la sienne dans l’ordre de la vie humaine : il faut considérer l’homme dans l’homme, et l’enfant dans l’enfant. Assigner à chacun sa place et l’y fixer, ordonner les passions humaines selon la constitution de l’homme, est tout ce que nous pouvons faire pour son bien-être.
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’éducation (1762) Voir
Autre extrait :
Un père, quand il engendre et nourrit des enfants, ne fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit des hommes à son espèce, il doit à la société des hommes sociables ; il doit des citoyens à l’Etat. Tout homme qui peut payer cette triple dette et ne le fait pas est coupable, et plus coupable peut-être quand il la paye à demi. Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n’a point le droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m’en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en sera jamais consolé.
Instruction genrée au XIXe selon Colette et Sand
On nous garde dehors, les grandes, pour que nous exécutions plus à l’aise les mirifiques travaux destinés à l’exposition des ouvrages de main ! (Est-ce que les ouvrages peuvent être autres que « de main » ? Je n’en connais pas de « pied »). Car, après la distribution des prix, la ville entière vient admirer nos travaux exposés, emplissant deux classes : dentelles, tapisseries, broderies, lingeries enrubannées, déposées sur les tables d’étude. Les murs sont tendus de rideaux ajourés, de jetés de lit au crochet sur transparents de couleur, de descentes de lit en mousse de laine verte (du tricot détricoté) piquées de fleurs fausses rouges et roses, toujours en laine ; - de dessus de cheminée en peluche brodée. Mais ces grandes petites filles, coquettes des dessous qu’elles montrent, exposent surtout une quantité de lingeries somptueuses, des chemises en batiste de coton à fleurettes, à empiècements merveilleux, des pantalons forme sabot, jarretés de rubans, des cache-corsets festonnés en haut et en bas, tout ça sur transparents de papier bleu, rouge et mauve avec pancartes où le nom de l’auteur ressort, en belle ronde. Il est juste de dire que l’École des garçons possède aussi son exposition, rivale de la nôtre. S’ils n’offrent pas à l’admiration des lingeries excitantes, ils montrent d’autres merveilles : des pieds de table habilement tournés, des colonnes torses, (ma chère ! c’est le plus difficile), des assemblages de menuiserie en « queue d’aronde, » des cartonnages ruisselants de colle, et surtout des moulages en terre glaise - joie de l’instituteur, qui baptise cette salle « Section de sculpture, » modestement - des moulages, dis-je, qui ont la prétention de reproduire des frises du Parthénon et autres bas-reliefs, noyés, empâtés, piteux. Colette, Claudine à l’école (1900)
J'étais fortement constituée, et, durant toute mon enfance, j'annonçais devoir être fort belle, promesse que je n'ai point tenue. Il y eut peut−être de ma faute, car à l'âge où la beauté fleurit, je passais déjà les nuits à lire et à écrire. Étant fille de deux êtres d'une beauté parfaite, j'aurais dû ne pas dégénérer, et ma pauvre mère, qui estimait la beauté plus que tout, m'en faisait souvent de naïfs reproches. Pour moi, je ne pus jamais m'astreindre à soigner ma personne. Autant j'aime l'extrême propreté, autant les recherches de la mollesse m'ont toujours paru insupportables. Se priver de travail pour avoir l'œil frais, ne pas courir au soleil quand ce bon soleil de Dieu vous attire irrésistiblement, ne point marcher dans de bons gros sabots de peur de se déformer le cou−de−pied, porter des gants, c'est−à−dire renoncer à l'adresse et à la force de ses mains, se condamner à une éternelle gaucherie, à une éternelle débilité, ne jamais se fatiguer quand tout nous commande de ne point nous épargner, vivre enfin sous une cloche pour n'être ni hâlée, ni gercée, ni flétrie avant l'âge, voilà ce qu'il me fut toujours impossible d'observer. Ma grand'mère renchérissait encore sur les réprimandes de ma mère, et le chapitre des chapeaux et des gants fit le désespoir de mon enfance ; mais, quoique je ne fusse pas volontairement rebelle, la contrainte ne put m'atteindre. Je n'eus qu'un instant de fraîcheur et jamais de beauté. Mes traits étaient cependant assez bien formés, mais je ne songeai jamais à leur donner la moindre expression. L'habitude contractée, presque dès le berceau, d'une rêverie dont il me serait impossible de me rendre compte à moi−même, me donna de bonne heure l’air bête. Je dis le mot tout net, parce que toute ma vie, dans l'enfance, au couvent, dans l'intimité de la famille, on me l'a dit de même, et qu'il faut bien que cela soit vrai. Somme toute, avec des cheveux, des yeux, des dents et aucune difformité, je ne fus ni laide ni belle dans ma jeunesse, avantage que je considère comme sérieux à mon point de vue, car la laideur inspire des préventions dans un sens, la beauté dans un autre. On attend trop d'un extérieur brillant, on se méfie trop d'un extérieur qui repousse. Il vaut mieux avoir une bonne figure qui n'éblouit et n'effraye personne, et je m'en suis bien trouvée avec mes amis des deux sexes.
George Sand, Histoire de ma vie (1855)
Vive l'école !
(…) Dans l'éducation donc, l'homme doit :
1) être discipliné. Discipliner signifie : chercher à empêcher que l'animalité ne soit la perte de l'humanité, aussi bien dans l'homme privé que dans l'homme social. La discipline ne consiste qu'à dompter la sauvagerie.
2) L'homme doit être cultivé. La culture comprend l'instruction et les divers enseignements. Elle procure l'habileté. Cette dernière est la possession d'une faculté suffisante pour toutes les fins que l'on peut se proposer. Elle ne détermine donc elle-même aucune fin, mais laisse ce soin aux circonstances. Certaines formes de l'habileté sont toujours bonnes, par exemple : lire et écrire d'autres ne sont bonnes que pour certaines fins, par exemple : la musique pour nous rendre aimables. L'habileté est d'une certaine manière infinie en raison de la multitude des fins.
3) Il faut aussi veiller à ce que l'homme devienne prudent, qu'il s'adapte à la société humaine, qu'il soit aimé, qu'il ait de l'influence. C'est là ce qui appartient à une certaine forme de culture que l'on appelle civilisation. Elle exige des manières, de la politesse et une certaine prudence, qui fait qu'on peut user de tous les hommes pour ses fins essentielles. Elle se règle sur le goût changeant de chaque siècle. Ainsi l'on aimait encore il n'y a que quelques lustres les cérémonies en société.
4) On doit veiller à la moralisation. L'homme ne doit pas simplement être apte à toutes sortes de fins, mais il doit aussi acquérir une disposition à ne choisir que des fins bonnes. Des fins bonnes sont celles qui sont nécessairement approuvées par chacun et qui au même moment pourraient être les fins de chacun.
Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation, Introduction (1803)
Critique de l'école !
Je viens d’être condamné à 100.000 francs d’amende pour outrage aux mœurs par la voie du livre.
Le jugement rendu samedi dernier par le tribunal correctionnel comporte notamment un paragraphe : « Sur la généralité de la prévention » dont le début est le suivant :
« Attendu qu’il est hautement désirable que les deux ouvrages empreints d’obsession sexuelle soient mis hors de portée des jeunes, et, par conséquent, retirés de la circulation et détruits. . . »
Si ces deux ouvrages sont empreints d’obsession sexuelle (et cela est puisque les juges l’ont dit), il est à craindre que je ne sois un obsédé sexuel. Car si je l’ai fait exprès, ce n’est pas une obsession, c’est un artifice. Je précise : s’ils sont volontairement empreints d’obsession sexuelle, il n’y a plus obsession, puisque je la contrôle. Donc, ils le sont involontairement, et je suis un obsédé sexuel – C. Q. F. D.
Je me demande donc si la justice agit prudemment en me laissant en liberté. C’est pourquoi je ne sais pas encore si je vais faire appel, bien qu’il soit évident qu’un jugement de ce genre est une pure et simple négation de la liberté de penser et d’écrire : car j’ai peur qu’ils ne se ravisent. . . Mais il y a aussi dans le passage que je cite un « hors de portée des jeunes » qui
m’inquiète.
Effectivement, je me rappelle qu’on a demandé à chaque témoin : « Donneriez-vous ce livre à vos enfants ? »
Il semble que les témoins n’aient rien de plus pressant dans la vie que de se précipiter sur leurs enfants les bras chargés de livres réalistes.
« Je ne leur donnerais pas Rabelais non plus » a d’ailleurs répondu André Berry, que cette réponse doit rendre suspect à plus d’un titre, car elle témoigne d’un désir net de ne pas répondre à la question.
Parenthèse. Mon fils Patrick a huit ans. Il joue avec les allumettes, il se bat un peu avec les copains, il ne fait pas ses devoirs très régulièrement.
En plus, il y a de la place dans sa chambre, et moi, j’ai trop de livres.
Il y a donc des livres dans sa chambre. Il doit y traîner, en particulier, quelque « Anthologie de l’Érotisme », d’autres ouvrages de services de presse, du Miller, peut-être du Sade, ou même du Delly et du Magali.
Eh bien ! mon fils, qui a huit ans, et qui est le fils d’un obsédé sexuel, notez bien, préfère les « Aventures de Tintin » par Hergé.
Tous les jours (avec lubricité et perversité), je lui demande : « Tu n’as pas envie de lire autre chose ? »
Eh bien ! non. Il préfère Tintin. « Tintin au Congo », « le Sceptre d’Ottokar », « les Sept Boules de Cristal », etc.
Moi, j’aimerais mieux qu’il lise « L’Anthologie de l’Érotisme », on me l’a donnée et les albums de Tintin coûtent dans les quatre-cents francs (ils sont d’ailleurs très bien et je les lis aussi).
Mais mon fils se contrefiche de « L’Anthologie de l’Érotisme ». Incroyable, mais vrai. Ces enfants sont d’une inconscience ! Ils ne se doutent pas qu’il y a des trucs terribles dans ces livres écrits par des obsédés sexuels à leur intention expresse.
En Amérique, il se présenta récemment un cas de poursuites arbitraires engagées par divers refoulés contre certains ouvrages littéraires (aucun rapport avec mon cas, moi, je ne fais pas de littérature, je fais de l’obsession sexuelle).
Le juge débouta les poursuivants. Il répondit lui-même à la question « Les donneriez-vous à lire à vos enfants ? » de la façon suivante :
« Je préfère que mes filles s’instruisent dans ma bibliothèque plutôt que derrière la grange du voisin. . . » dit-il. Il ajoutait en substance qu’il valait mieux avoir connaissance par la lecture que par l’expérience de certaines difficultés de l’existence.
Mais en Amérique, hein ? les juges, ils sont un peu idiots. . . Ils ne se rendent pas compte que les obsédés sexuels courent les rues. . .
Croisset, le 19 février 1880.
Mon cher bonhomme,
C’est donc vrai ? J’avais cru d’abord à une farce ! Mais non, je m’incline.
Eh bien, ils sont délicieux à Étampes ! Allons-nous relever de tous les tribunaux du territoire français, les colonies y comprises ? Et comment se fait-il qu’une pièce de vers, insérée autrefois à Paris, dans un journal qui n’existe plus, soit criminelle du moment qu’elle est reproduite par un journal de province ? À quoi sommes-nous obligés maintenant ? Que faut-il écrire ? Dans quelle Boétie vivons-nous !
« Prévenu pour outrage aux mœurs et à la moralité publique », deux synonymes, formant deux chefs d’accusation. Moi, j’avais à mon compte un troisième chef, un troisième outrage « et à la morale religieuse », quand j’ai comparu devant la 8e chambre avec ma Bovary : procès qui m’a fait une réclame gigantesque, à laquelle j’attribue les deux tiers de mon succès.
Bref, je n’y comprends goutte ! Es-tu la victime détournée de quelque vengeance ? Il y a du louche là-dessous. Veulent-ils démonétiser la République ? Oui, peut-être !
Qu’on vous poursuive pour un article politique, soit ; bien que je défie tous les tribunaux de me prouver à quoi jamais cela ait servi ! Mais pour de la littérature, pour des vers, non ! C’est trop fort !
Ils vont te répondre que ta poésie a des « tendances » obscènes. Avec la théorie des tendances on va loin, et il faudrait s’entendre sur cette question : « La moralité dans l’art ». Ce qui est beau est moral ; voilà tout, selon moi. La poésie, comme le soleil, met de l’or sur le fumier. Tant pis pour ceux qui ne le voient pas.
Tu as traité un lieu commun parfaitement ; donc tu mérites des éloges, loin de mériter l’amende ou la prison. « Tout l’esprit d’un auteur », dit La Bruyère, « consiste à bien définir et à bien peindre ». Tu as bien défini et bien peint. Que veut-on de plus ?
Mais « le sujet », objectera Prudhomme, « le sujet, Monsieur ? Deux amants, une lessivière, le bord de l’eau ! Il fallait traiter cela plus délicatement, plus finement, stigmatiser en passant avec une pointe d’élégance et faire intervenir à la fin un vénérable ecclésiastique ou un bon docteur, débitant une conférence sur les dangers de l’amour. En un mot, votre histoire pousse à la conjonction des sexes ».
« D’abord ça n’y pousse pas ! Et quand cela serait, où donc est le crime de prêcher le culte de la femme ? Mais je ne prêche rien. Mes pauvres amants ne commettent même pas un adultère ! Ils sont libres l’un et l’autre, sans engagement envers personne. » — Ah ! tu auras beau te débattre, le grand parti de l’ordre trouvera des arguments. Résigne-toi.
Dénonce-lui (afin qu’il les supprime) tous les classiques grecs et romains sans exception, depuis Aristophane jusqu’au bon Horace et au tendre Virgile ; ensuite parmi les étrangers : Shakespeare, Gœthe, Byron, Cervantès ; chez nous, Rabelais « d’où découlent les lettres françaises », suivant Chateaubriand dont le chef-d’œuvre roule sur un inceste, et puis Molière (voir la fureur de Bossuet contre lui), et le grand Corneille, son Théodore a pour motif la prostitution, et le père La Fontaine, et Voltaire et Jean-Jacques ! Et les contes de Fées de Perrault ! De quoi s’agit-il dans Peau d’Âne ? Où se passe le quatrième acte du Roi s’amuse, etc. ? Après quoi il faudra supprimer les livres d’histoire qui souillent l’imagination.
Ah ! triples... J’en suffoque !
Et cet excellent Voltaire (pas le grand homme, le journal), qui l’autre jour me plaisantait sur la toquade que j’ai de croire à la haine de la Littérature ! C’est le Voltaire qui se trompe, et plus que jamais je crois à l’exécration inconsciente du style. Quand on écrit bien, on a contre soi deux ennemis : 1° le public, parce que le style le contraint à penser, l’oblige à un travail ; et 2° le gouvernement, parce qu’il sent en vous une force, et que le Pouvoir n’aime pas un autre Pouvoir.
Les gouvernements ont beau changer, Monarchie, Empire, République, peu importe ! L’esthétique officielle ne change pas ! De par la vertu de leur place, les administrateurs et les magistrats ont le monopole du goût (exemple : les considérants de mon acquittement). Ils savent comment on doit écrire, leur rhétorique est infaillible, et ils possèdent les moyens de vous en convaincre.
On montait vers l’Olympe, la face inondée de rayons, le cœur plein d’espoir, aspirant au beau, au divin, à demi dans le ciel déjà ; une patte de garde-chiourme vous ravale dans l’égout ! Vous conversiez avec la muse ; on vous prend pour ceux qui corrompent les petites filles. Embaumé des ondes du Permesse, tu seras confondu avec les messieurs hantant par luxure les pissotières.
Et tu t’assoiras, mon petit, sur le banc des voleurs ; et tu entendras un particulier lire tes vers (non sans faute de prosodie), et les relire, en appuyant sur certains mots auxquels il donnera un sens perfide ; il en répétera quelques-uns plusieurs fois, tel que le citoyen Pinard, « le jarret, Messieurs, le jarret ».
Et, pendant que ton avocat te fera signe de te contenir (un mot pouvant te perdre), tu sentiras derrière toi, vaguement, toute la gendarmerie, toute l’armée, toute la force publique, pesant sur ton cerveau d’un poids incalculable. Alors, il te montera au cœur une haine que tu ne soupçonnes pas, avec des projets de vengeance, de suite arrêtés par l’orgueil.
Mais, encore une fois, ce n’est pas possible ! tu ne seras pas poursuivi ! tu ne seras pas condamné ! il y a malentendu, erreur, je ne sais quoi ? Le garde des sceaux va intervenir. On n’est plus aux beaux jours de la Restauration !
Cependant, qui sait ? La terre a des limites, mais la bêtise humaine est infinie !
Je t’embrasse.
Ton vieux,
Gustave Flaubert.