Période de référence : Renaissance, Âge classique, Lumières
I Découverte du monde et pluralité des cultures
II Décrire, figurer, imaginer
III L’homme et l’animal
Documentaire Terra incognita et Jawara
Quelques citations :
Pascal : "Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie."
Montaigne : " 'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage"
Alberti : « Je trace sur la surface à peindre un rectangle de la taille que je veux, et je considère que ce rectangle est une fenêtre ouverte sur l’Histoire ».
« Le monde est ma représentation » - c'est une vérité qui vaut pour tout être vivant et connaissant, encore que seul l'homme puisse la porter à la conscience réfléchie et abstraite ; et quand il le fait effectivement, il accède à la réflexion philosophique." Arthur Schopenhauer, 1819
Nous courions à pleines voiles vers la terre, présentant au vent de cette baie, lorsque nous aperçûmes une pirogue qui venait du large et voguait vers la côte, se servant de sa voile et de ses pagaies. Elle nous passa de l'avant et se joignit à une infinité d'autres qui de toutes les parties de l'île accouraient au-devant de nous. L'une d'elles précédait les autres ; elle était conduite par douze hommes nus qui nous présentèrent des branches de bananiers, et leurs démonstrations attestaient que c'était là le rameau d'olivier. Nous leur répondons par tous les signes d'amitié dont nous pûmes nous aviser ; alors ils accostèrent le navire, et l'un d'eux, remarquable par son énorme chevelure hérissée en rayons, nous offrit avec son rameau de paix un petit cochon et un régime de bananes. Nous acceptâmes son présent qu'il attacha à une corde qu'on lui jeta ; nous lui donnâmes des bonnets et des mouchoirs, et ces premiers présents furent le gage de notre alliance avec ce peuple.
Bientôt plus de cent pirogues de grandeurs différentes et toutes à balancier environnèrent les deux vaisseaux. Elles étaient chargées de cocos, de bananes et d'autres fruits du pays. L'échange de ces fruits délicieux pour nous, contre toutes sortes de bagatelles, se fit avec bonne foi, mais sans qu'aucun des insulaires voulût monter à bord. Il fallait entrer dans leurs pirogues ou montrer de loin les objets d'échange ; lorsqu'on était d'accord, on leur envoyait au bout d'une corde un panier ou un filet ; ils y mettaient leurs effets et nous les nôtres, donnant ou recevant indifféremment avant que d'avoir donné ou reçu, avec une bonne foi qui nous fit bien augurer de leur caractère. D'ailleurs nous ne vîmes aucune espèce d'armes dans leurs pirogues où il n'y avait point de femmes à cette première entrevue. Les pirogues restèrent le long des navires jusqu'à ce que les approches de la nuit nous firent revirer au large ; toutes alors se retirèrent.
Ville au bout de la route et route prolongeant la ville : ne choisis donc pas l'une ou l'autre, mais l'une et l'autre bien alternées.
Montagne encerclant ton regard le rabat et le contient que la plaine ronde libère. Aime à sauter roches et marches ; mais caresse les dalles où le pied pose bien à plat.
Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son.
Seul si tu peux, si tu sais être seul, déverse-toi parfois jusqu'à la foule.
Garde bien d'élire un asile. Ne crois pas à la vertu d’une vertu durable : romps-la de quelque forte épice qui brûle et morde et donne un goût même à la fadeur.
Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines, tu parviendras, non point, ami, au marais des joies immortelles,
Mais aux remous pleins d'ivresses du grand fleuve Diversité.
Au cours du mois de mars 1517 les ambassadeurs de Moctezuma, seigneur de Mexico-Tenochtitlan, accueillent le navire de Hernân Cortès en « mangeant la terre », selon le rituel de bienvenue réservé au dieu Quetzalcoatl, et cette rencontre initie l’une des plus terribles aventures du monde, qui s’achève par l’abolition de la civilisation indienne du Mexique, de sa pensée, de sa foi, de son art, de son savoir, de ses lois. Dans cet affrontement, l’un représente la magie, la ferveur religieuse, le doute, tandis que l’autre apporte la certitude et la puissance de l’Europe conquérante. De ce choc des mondes vont naître les siècles de colonisation, c’est-à-dire, grâce à la force de travail des esclaves et à l’exploitation des métaux précieux, cette hégémonie de l’Oc¬ cident sur le reste du monde, qui dure encore aujourd’hui.
C'est qu'ils n'avaient pas le choix. Deux groupes d'hommes qui se rencontrent ne peuvent que : ou s'écarter - et, s'ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre - ou bien traiter. Jusqu'à des droits très proches de nous, jusqu'à des économies pas très éloignées de la nôtre, ce sont toujours des étrangers avec lesquels on « traite », même quand on est allié. Les gens de Kiriwina dans les Trobriand dirent à M. Malinowski : « Les hommes de Dobu ne sont pas bons comme nous ; ils sont cruels, ils sont cannibales ; quand nous arrivons à Dobu, nous les craignons. Ils pourraient nous tuer. Mais voilà, je crache de la racine de gingembre, et leur esprit change. Ils déposent leurs lances et nous reçoivent bien. » Rien ne traduit mieux cette instabilité entre la fête et la guerre. (…)
Voilà donc ce que l'on trouverait au bout de ces recherches. Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commercer, il fallut d'abord savoir poser les lances. C'est alors qu'on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à nations et - surtout - d'individus à individus. C'est seulement ensuite que les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. C'est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su - et c'est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s'opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C'est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité.
Il n'y a pas d'autre morale, ni d'autre économie, ni d'autres pratiques sociales que celles- là. (…)
Nous avons embarqué le 15 janvier 1931, sur le Ville de Verdun. Nous vivions sur le troisième pont, comme des passagers de dernière catégorie. Il faisait trop chaud le jour, trop froid la nuit, et plusieurs d’entre nous ont contracté la malaria1 lors d’une escale aux Nouvelles Hébrides. Il y a eu trois morts, si mes souvenirs sont exacts, dont Bazit, un Kanak albinos de Wé. L’équipage a jeté leurs corps à la mer sans nous laisser le temps de leur expliquer que l’on naît pour vivre avec les vivants, et que l’on meurt pour vivre avec les morts. Les morts ne peuvent vivre dans l’océan, ils ne peuvent pas retrouver leur tribu… Nous sommes arrivés à Marseille au début du mois d’avril, sous la pluie. Des autocars militaires attendaient sur le quai de la Joliette pour nous conduire directement à la gare Saint-Charles. Je ne connaissais que la brousse de la Grande-Terre2 , et d’un coup je traversais l’une des plus vastes villes de France… À l’époque, je n’étais jamais allé au cinéma. J’avais mal aux yeux à force de les tenir ouverts pour ne rien perdre du spectacle ! Les lumières, les voitures, les tramways, les boutiques, les fontaines, les affches, les halls des cinémas, des théâtres… Parvenus à la gare, nous n’osions pas bouger. Nous restions collés les uns aux autres, comme des moutons, effrayés par le bruit, les fumées, les râles de vapeur et les siffements des locomotives. La fatigue m’a terrassé. Je n’ai presque rien vu du voyage, sauf un moment magique : un peu de neige qui tombait sur le Morvan3 . Je restais le plus près possible de Minoé. Elle m’était promise, et j’avais fait le serment à son père, le petit chef de Canala, de veiller sur elle. À Paris, il ne subsistait rien des engagements qu’avait pris l’adjoint du gouverneur à Nouméa4 . Nous n’avons pas eu droit au repos ni visité la ville. Un offciel nous a expliqué que la direction de l’Exposition était responsable de nous et qu’elle voulait nous éviter tout contact avec les mauvais éléments des grandes métropoles. Nous avons longé la Seine, en camion, et on nous a parqués derrière des grilles, dans un village kanak reconstitué au milieu du zoo de Vincennes, entre la fosse aux lions et le marigot des crocodiles. Leurs cris, leurs bruits nous terrifaient. Ici, sur la Grande-Terre, on ne se méfe que du serpent d’eau, le tricot rayé. Et encore… les gamins s’amusent avec. C’est rare qu’il arrive à ouvrir sa gueule assez grand pour mordre ! Au cours des jours qui ont suivi, des hommes sont venus nous dresser, comme si nous étions des animaux sauvages. Il fallait faire du feu dans des huttes mal conçues dont le toit laissait passer l’eau qui ne cessait de tomber. Nous devions creuser d’énormes troncs d’arbres, plus durs que la pierre, pour construire des pirogues tandis que les femmes étaient obligées de danser le pilou-pilou à heures fxes. Au début, ils voulaient même qu’elles quittent la robe-mission5 et exhibent leur poitrine. Le reste du temps, malgré le froid, il fallait aller se baigner et nager dans une retenue d’eau en poussant des cris de bêtes. J’étais l’un des seuls à savoir déchiffrer quelques mots que le pasteur6 m’avait appris, mais je ne comprenais pas la signifcation du deuxième mot écrit sur la pancarte fchée au milieu de la pelouse, devant notre enclos : « Hommes anthropophages7 de Nouvelle-Calédonie ».
1 Malaria : maladie très contagieuse qui entraîne de très fortes fièvres.
2 Grande-Terre : nom de l’île principale qui constitue la Nouvelle-Calédonie.
3 Morvan : région de Bourgogne.
4 Nouméa : capitale de la Nouvelle-Calédonie.
5 Robe-mission : robe préconisée par les missionnaires, lorsqu’ils ont converti les Kanaks au christianisme.
6 Pasteur : prêtre chez les protestants.
7 Anthropophages : qui mangent de la chair humaine (synonyme de « cannibales »).
Les artistes surréalistes étaient sur le front de la lutte anticolonialiste. Cet appel, publié sous forme de tract juste avant l'ouverture de l'Exposition coloniale, fait partie des rares textes ouvertement opposés à l'Exposition et en faveur d'une prise de conscience radicale.
L'idée du brigandage colonial (le mot est brillant et à peine assez fort), cette idée, qui date du XIX° siècle, est celles qui n'ont pas fait leur chemin. On s'est servi de l'argent qu'on avait en trop pour envoyer en Afrique, en Asie, des navires, des pelles, des pioches, grâce auxquels il y a enfin, là-bas, de quoi travailler pour un salaire et, cet argent, on le représente volontiers comme un don fait aux indigènes. Il est donc naturel, prétend-on, que le travail de ces millions de nouveaux esclaves nous ait donné les monceaux d'or qui sont en réserve dans les caves de la Banque de France.
Mais que le travail forcé – ou libre – préside à cet échange monstrueux, que des hommes dont les moeurs, ce que nous essayons d'en apprendre à travers des témoignages rarement désintéressés, des hommes qu'il est permis de tenir pour moins pervertis que nous ,et c'est peu dire, - peut-être pour éclairés, comme nous ne le sommes plus sur les fins véritables de l'espèce humaine, du savoir, de l'amour et du bonheur humains, que ces hommes dont on distingue ne serait-ce que notre qualité de Blancs, nous qui disons « hommes de couleur », nous hommes sans couleur, aient été tenus, par la seule puissance de la métallurgie européenne, en 1914, de se faire crever la peau pour un très bas monument funéraire collectif – c’était d’ailleurs, si nous ne nous trompons pas, une idée française, cela répondait à un calcul français – voilà qui nous permet d’inaugurer, nous aussi, à notre manière, l’Exposition coloniale et de tenir tous les zélateurs de cette entreprise pour des rapaces.
Signataires : André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Pierre Unik, André Thirion, René Crevel, Aragon, René Char, Maxime Alexandre, Yves Tanguy, Georges Malkine. En savoir plus
Son teint n’était pas noir, mais très basané, sans rien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond des Brésiliens, des Virginiens et autres naturels de l’Amérique ; il approchait plutôt d’une légère couleur d’olive foncé, plus agréable en soi que facile à décrire. Il avait le visage rond et potelé, le nez petit et non pas applati comme ceux des Nègres, la bouche belle, les lèvres minces, les dents fines, bien rangées et blanches comme ivoire. – Après avoir sommeillé plutôt que dormi environ une demi-heure, il s’éveilla et sortit de la caverne pour me rejoindre ; car j’étais allé traire mes chèvres, parquées dans l’enclos près de là. Quand il m’apperçut il vint à moi en courant, et se jeta à terre avec toutes les marques possibles d’une humble reconnaissance, qu’il manifestait par une foule de grotesques gesticulations. Puis il posa sa tête à plat sur la terre, prit l’un de mes pieds et le posa sur sa tête, comme il avait déjà fait ; puis il m’adressa touts les signes imaginables d’assujettissement, de servitude et de soumission, pour me donner à connaître combien était grand son désir de s’attacher à moi pour la vie. Je le comprenais en beaucoup de choses, et je lui témoignais que j’étais fort content de lui.
En peu de temps je commençai à lui parler et à lui apprendre à me parler. D’abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi ; c’était le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je lui enseignai également à m’appeler maitre, à dire oui et non, et je lui appris ce que ces mots signifiaient. – Je lui donnai ensuite du lait dans un pot de terre ; j’en bus le premier, j’y trempai mon pain et lui donnai un gâteau pour qu’il fît de même : il s’en accommoda aussitôt et me fit signe qu’il trouvait cela fort bon.
Si Vendredi était Robinson, le Robinson de jadis, maître de l'esclave Vendredi, il ne restait qu'à Robinson qu'à devenir Vendredi, le Vendredi esclave d'autrefois. En réalité, il n'avait plus sa barbe carrée et ses cheveux ras d'avant l'explosion, et il ressemblait tellement à Vendredi qu'il n'avait pas grand-chose à faire pour jouer son rôle. Il se contenta de frotter le visage et le corps avec du jus de noix pour se brunir, et d'attacher autour de ses reins le pagne de cuir des Araucans que portait Vendredi le jour où il débarqua dans l'île. Puis il se présenta à Vendredi et lui dit :
- Voilà, je suis Vendredi!
Alors Vendredi s'efforça de faire de longues phrases dans son meilleur anglais, et Robinson lui répondit avec les quelques mots d'araucan qu'il avait appris du temps que Vendredi ne parlait pas du tout l'anglais.
- Je t'ai sauvé de tes congénères qui coulaient te sacrifier pour neutraliser ton pouvoir maléfique, dit Vendredi.
Et Robinson s'agenouilla par terre, il inclina sa tête jusqu'au sol en grommelant des remerciements éperdus. Enfin prenant le pied de Vendredi, il le posa sur sa nuque.
Ils jouèrent souvent à ce jeu. c'était toujours Vendredi qui en donnait le signal. Dès qu'il apparaissait avec sa fausse barbe et son ombrelle, Robinson comprenait qu'il avait en face de lui Robinson, et que lui-même devait jouer le rôle de Vendredi. Ils ne jouaient d'ailleurs jamais des scènes inventées, mais seulement des épisodes de leur vie passée, alors que Vendredi était un esclave apeuré et Robinson un maître exigeant. Ils représentaient l'histoire des cactus habillés, celle de la rizière asséchée, celle de la pipe fumée en cachette près des tonneaux de poudre. Mais aucune scène ne plaisait autant à Vendredi que celle du début, quand il fuyait les Araucans qui voulaient le sacrifier, et quand Robinson le sauvait.
Robinson avait compris que ce jeu faisait du bien à Vendredi parce qu'il le libérait du mauvais souvenir qu'il gardait de sa vie d'esclave. Mais à lui aussi Robinson, ce jeu faisait du bien, parce qu'il avait toujours un peu de remords de son passé de gouverneur et de général.
L'exotisme du vingtième siècle est une bête subtile, il faut tendre ses filets assez haut pour l'attraper.
Pour moi, j'obéirais volontiers à quelques règles. La première est celle du non-savoir. Rien n'est plus ennemi du sentiment exotique que l'érudition : préparer un déplacement, lire la notice de l'Encyclopaedia Universalis, le Guide bleu ou des ouvrages d'histoire ou de géographie sur le pays convoité, voilà de quoi je me garderais. Je fais mine que le pays où je débarque a échappé par miracle à toute science. Dans cette direction, je m'avance assez loin. Je rêve d'un livre de voyage qui nous épargnerait non seulement la science de ce pays, mais même la description des paysages surtout dans ce siècle de la photographie. Décrire un pays, c'est le rendre familier, banaliser l'insolite, faire du "même" avec de "l'autre", rapprocher le lointain, supprimer les gouffres. Chateaubriand qui décrit tout le temps laisse filer le lointain comme une passoire laisse passer l'eau. Il nous livre à peine un tombereau de mots du reste admirables. Nicolas Bouvier 1, qui n'utilise presque pas de mots, nous plonge dans de superbes étrangetés. Stevenson 2 qui n'était pas la moitié d'un voyageur a écrit des textes théoriques lumineux contre les descriptions. Voilà la difficulté : enfermer le voyage dans des mots, sans pourtant réduire le mystère du pays visité.
La deuxième règle est la lenteur et l'égarement. Rien n'est plus hostile au voyage que l'avion. Cet engin déteste la patience des choses. Le train même est un peu précipité, haletant, nerveux. Et comme on n'a pas toujours une pirogue ou un cheval sous la main, il faut ruser de manière à soumettre son déplacement à la lente et capricieuse horloge du monde. C'est ici que l'égarement joue son petit rôle. On peut faire l'effort de s'embrouiller dans les routes et de voyager comme un éberlué. Un bon truc est de se tromper de gare, mais sans le faire exprès bien entendu. J'ai réussi ce "coup du roi" une fois, ayant confondu Salzbourg avec une cité sise à dix kilomètres de Salzbourg. À cette époque, je lisais encore les guides et j'ai visité cette petite ville, c'était le soir, en me fiant à une notice touristique sur Salzbourg : un enchantement ! Rien ne correspondait à la description. Une Salzbourg imaginaire, rabougrie et comme fracassée par la nuit, plus belle qu'un désordre, s'était substituée en catimini 3 à la vraie Salzbourg.
En 856, les Vikings du chef danois Bjorn Jarisida sont en Italie. Ils se mettent en tête de piller Rome. Ils se trompent et confondent Rome avec une petite bourgade voisine, Luna. Ils pillent Luna. Jolie prouesse : ils prennent une étable pour un Colisée, une placette pour un Forum et un tas de fumier pour une roche tarpéienne, voilà de grands voyageurs !
Quand on échoue à se tromper de train ou de capitale, du moins doit-on avoir la prudence de ne pas chercher à comprendre le pays où l'on arrive : je ne vais pas dans un pays pour le connaître mais pour l'ignorer un peu mieux, non pour le trouver mais pour le perdre, et me perdre en prime
Ne pas négliger enfin les ressources de l'un des ingrédients essentiels du voyage : l'ennui. Et Dieu sait s'il arrive que l'on s'ennuie en voyage. Je me souviens de soirées terrifiantes dans des petites villes du Congo alors belge ou du Nordeste brésilien. Un autocar vous dépose après une journée de cahots, de paysages idiots et de bruits de ferraille. À toute allure, on entreprend de s'ennuyer. Un bon ennui est celui du petit hôtel dans lequel on est tombé, avec des ampoules électriques jaunâtres, un lit misérable. On se sent seul comme un ver, triste, absurde [...]. Si l'on s'y prend bien, cet ennui-là peut mettre à feu de beaux délires exotiques. On ne sent rien, on ne voit rien, on ne comprend rien. On est seulement loin, loin de tout, loin de chez soi, loin des circuits, loin même de la petite ville endormie où l'on tue le temps, où le temps vous tue. C'est le sommet de l'exotisme. Les mots affluent et ces mots fascinent car ils n'ont rien à dire, rien à décrire, rien à éprouver, rien à sentir. On réside au milieu du vide avec des mots autour de soi. L'ennui, quand il est porté à incandescence, vous ouvre les portes d'or, de corne et de bronze des énigmes du monde. "Pour pouvoir supporter sa vie, dit Nabokov, un homme a besoin de connaître des moments de vacuité absolue."
1. N. Bouvier : écrivain suisse contemporain (1929-1998), grand voyageur.
2. Stevenson : essayiste, romancier de langue anglaise et grand voyageur du XIX siècle -
3. en catimini : en cachette.
Questions (10 points)
1. Analysez la progression argumentative dans le deuxième paragraphe depuis "Je rêve...." jusqu'à "…du pays visité". (2 pts)
2. Quelle est la tonalité du quatrième paragraphe ? Justifiez votre réponse. (3 pts)
3. Commentez l'emploi des anaphores depuis "Si l'on s'y prend bien..." à "... rien à sentir."). (2 points)
4. Reformulez les trois "règles" qui, selon l'auteur, assurent la réussite du voyage. En quoi permettent-elles de caractériser comme paradoxale l'argumentation de G. Lapouge ? (3 pts)
Travail d'écriture (10 points) : Vous exposerez, dans un développement argumenté, ce qu'est, pour vous, un voyage réussi.
- Oui, Eminence, les habitants du Nouveau Monde sont des esclaves par nature. En tout point conformes à la description d’Aristote.
- Cette affrmation demande des preuves, dit doucement le prelat.
Sepulveda n’en disconvient pas. D’ailleurs, sachant cette question inevitable, il a prepare tout un dossier. Il en saisit le premier feuillet.
- D’abord, dit-il, les premiers qui ont ete decouverts se sont montres incapables de toute initiative, de toute invention. En revanche, on les voyait habiles à copier les gestes et les attitudes des Espagnols, leurs superieurs. Pour faire quelque chose, il leur suffsait de regarder un autre l’accomplir. Cette tendance à copier, qui s’accompagne d’ailleurs d’une reelle ingeniosite dans l’imitation, est le caractère même de l’âme esclave. Ame d’artisan, âme manuelle pour ainsi dire.
- Mais on nous chante une vieille chanson! s’ecrie Las Casas. De tout temps les envahisseurs, pour se justifer de leur mainmise, ont declare les peuples conquis indolents, depourvus, mais très capables d’imiter ! Cesar racontait la même chose des Gaulois qu’il asservissait ! Ils montraient, disait-il, une etonnante habilete pour copier les techniques romaines ! Nous ne pouvons pas retenir ici cet argument ! Cesar s’aveuglait volontairement sur la vie veritable des peuples de la Gaule, sur leurs coutumes, leurs langages, leurs croyances et même leurs outils ! Il ne voulait pas, et par consequent ne pouvait pas voir tout ce que cette vie offrait d’original. Et nous faisons de même : nous ne voyons que ce qu’ils imitent de nous ! Le reste, nous l’effaçons, nous le detruisons à jamais,
pour dire ensuite : ça n’a pas existé!
Le cardinal, qui n’a pas interrompu le dominicain, semble attentif à cette argumentation nouvelle, qui s’interesse aux coutumes des peuples. Il fait remarquer qu’il s’agit là d’un terrain de discussion des plus delicats, où nous, risquons d’être constamment ensorceles par l’habitude, prise depuis l’enfance, que nous avons de nos propres usages, lesquels nous semblent de ce fait très superieurs aux usages des autres.
- Sauf quand il s’agit d’esclaves-nes, dit le philosophe. Car on voit bien que les Indiens ont voulu presque aussitôt acquerir nos armes et nos vêtements.
- Certains d’entre eux, oui sans doute, repond le cardinal. Encore qu’il soit malaise de distinguer, dans leurs motifs, ce qui relève d’une admiration sincère ou de la simple fagornerie. Quelles autres marques d’esclavage naturel avez-vous relevees chez eux ?
Sepulveda prend une liasse de feuillets et commence une lecture faite à voix plate, comme un compte rendu precis, indiscutable :
- Ils ignorent l’usage du metal, des armes à feu et de la roue. Ils portent leurs fardeaux sur le dos, comme des bêtes, pendant de longs parcours. Leur nourriture est detestable, semblable à celle des animaux. Ils se peignent grossièrement le corps et adorent des idoles affreuses. Je ne reviens pas sur les sacrifces humains, qui sont la marque la plus haïssable, et la plus offensante à Dieu, de leur etat.
Las Casas ne parle pas pour le moment. Il se contente de prendre quelques notes. Tout cela ne le surprend pas.
- J’ajoute qu’on les decrit stupides comme nos enfants ou nos idiots. Ils changent très frequemment de femmes, ce qui est un signe très vrai de sauvagerie. Ils ignorent de toute evidence la noblesse et l’elevation du beau sacrement du mariage. Ils sont timides et lâches à la guerre. Ils ignorent aussi la nature de l’argent et n’ont aucune idee de la valeur respective des choses. Par exemple, ils
echangeaient contre de l’or le verre casse des barils.
- Eh bien ? s’ecrie Las Casas. Parce qu’ils n’adorent pas l’or et l’argent au point de leur sacrifer corps et âme, est-ce une raison pour les traiter de bêtes ? N’est-ce pas plutôt le contraire ?
- Vous deviez ma pensee, repond le philosophe.
- Et pourquoi jugez-vous leur nourriture detestable ? Y avez-vous goûte ? N’est-ce pas plutôt à eux de dire ce qui leur semble bon ou moins bon ? Parce qu’une nourriture est differente de la nôtre, doit-on la trouver repugnante ?
- Ils mangent des oeufs de fourmi, des tripes d’oiseau...
- Nous mangeons des tripes de porc ! Et des escargots !
Jean-Claude Carrière, La Controverse de Valladolid (1993)
Claude Lévi-Strauss nous avertit dès la première phrase de « Tristes Tropiques » : « Je hais les voyages et les explorateurs. » D’ailleurs, peut-il exister encore des voyages dignes de ce nom, dans un monde envahi, vicié par la civilisation européenne ?
Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus.
Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porteavions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que de nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n’a certes pas réussi à les produire sans contre-partie. Comme son œuvre la plus fameuse, pile où s’élaborent des architectures d’une complexité inconnue, l’ordre et l’harmonie de l’Occident exigent l’élimination d’une masse prodigieuse de sousproduits maléfiques dont la terre est aujourd’hui infectée. Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité.
Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits e voyage. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués. Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monotonie ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne présentera plus que ce plat.
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955.
« L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens (…). Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit (…). En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. »
« J'ai honte de voir nos compatriotes enivrés de cette sotte manie s'effaroucher des manières contraires aux leurs: il leur semble qu’ils sont hors de leur élément s’ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils restent attachés à leurs façons et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un français en Hongrie, ils fêtent cette aventure: les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voient. Pourquoi ne seraient-elles pas barbares puisqu'elles ne sont françaises? Et encore, ce sont les plus intelligents qui les ont remarquées, pour en médire. La plupart ne partent en voyage que pour faire le retour. Ils voyagent cachés et renfermés en eux-mêmes, avec une prudence taciturne et peu communicative, en se défendant contre la contagion d'un air inconnu »
Quelle est la bonne manière de voyager selon Montaigne ?
1. L'assimilateur : « celui qui veut modifier les autres pour qu'ils lui ressemblent » ;
2. Le profiteur, qui spécule sur l'altérité des autres à son avantage exclusif ;
3. Le touriste, qui est un « visiteur pressé, qui préfère les monuments aux êtres humains »;
4. L'impressionniste, « un touriste très perfectionné », qui élargit son horizon aussi aux autres êtres humains, mais qui a en commun avec le touriste « le fait de rester le seul sujet de l'expérience » ;
5. L'assimilé : « il se rend chez les autres, non pas pour les rendre semblables à lui, mais pour devenir comme eux » ;
6. L'exotique qui veut jouir du bonheur fragile de l'extranéité, en se tenant le plus possible loin des automatismes de la vie quotidienne, mais en évitant en même temps l'assimilation ;
7. L'exilé, « qui considère sa propre vie à l'étranger comme une expérience de non appartenance à son milieu et qui la préfère justement pour cette raison ». L'exilé, contrairement à l'exotique, est étranger de façon non plus provisoire, mais définitive ;
8. L'allégoriste, qui « parle d'un peuple (étranger) pour discuter de toute autre chose - d'un problème qui concerne l'allégoriste lui-même et sa propre culture » ;
9. Le désenchanté, qui, « parti pour les antipodes, a découvert que le voyage n'était pas nécessaire, qu'on pouvait apprendre autant et davantage en se concentrant sur le familier » ;
10. Le philosophe, dont le précepte serait : « observer les différences pour découvrir les propriétés »
Diego Rivera, La Llegada de Hernán Cortes a Veracruz, 1951, Palacio Nacional de México