Scène de chasse de peinture rupestre -8000 ; Guernica 1937
Citations
« A Nuremberg, pour la première fois, des hommes ont été punis pour avoir obéi. Les répercussions de ce précédent commencent tout juste à se faire sentir. » F. Legros
Si vis pacem, para bellum
Les peuples ne désarmeront jamais, heureusement pour leur grandeur morale et pour la beauté de la civilisation. Joseph de Maistre
On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté. Louis-Ferdinand Céline
« Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tient en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, la guerre de chacun contre chacun. » Hobbes
Supports
Documentaire For Sama
Images de la violence
Hannah Arendt et la banalité du mal (Cas Eichmann : obéir aux ordres)
Expérience de Milgram : Jusqu'où peut-on aller par obéissance ?
Un bon dossier sur la guerre
Depuis le commencement du xxe siècle, l’humanité a vécu des transformations sans précédent, touchant à tous les domaines de la culture et de la civilisation. Elle a été confrontée à des expériences dont elle a encore du mal à mesurer l’ampleur et les conséquences. Elle a étendu son emprise sur le réel au point d’être dépassée par les effets de sa propre puissance
« Histoire et violence », part des grands conflits et traumatismes du XXe siècle, qui ont changé notre vision de l’Humanité et notre compréhension de l’histoire. Il propose d’étudier les diverses formes de la violence et leur représentation dans la littérature, ainsi que les questions philosophiques qui leur sont liées. Il a pour objet les destructions, les conflits et les tensions auxquels l’humanité a été confrontée au xxe siècle. Pour faire face à de tels événements, la littérature et la philosophie doivent puiser à leurs ressources les plus profondes.
Le XXe siècle s'ouvre sur une crise qui prend des aspects multiples :
- une crise morale et intellectuelle. Depuis le XIXe siècle, le développement scientifique et technique paraît garantir le progrès de l'humanité. Mais la confiance en la raison, héritée de l'humanisme et des Lumières, est mise à mal. La raison n'éclaire pas l'homme sur sa présence et ses responsabilités dans le monde. Elle n'empêche ni les guerres, ni les massacres, ni même les crimes contre l'humanité. Les sciences et les techniques permettent de fabriquer des armes capables de détruire l'humanité.
- une crise religieuse. Selon le mot de Nietzsche, « Dieu est mort» : ta croyance en une puissance à l'origine du monde est fragilisée. Le siècle voit les sociétés s'éloigner progressivement des religions. Ce mouvement n'est cepen-dant pas univoque. Parallèlement au développement de la laïcité, un retour vers la religion s'effectue, parfois de façon brutale, et se confirme au début du xxie siècle.
- une crise sociale. L'industrialisation a changé les modes de travail. Les relations sociales, fondées sur un modèle obsolète, explosent. Les luttes pour la reconnaissance des droits et pour l'égalité socio-économique se multiplient. Les écrivains et les philosophes qui dénoncent les injustices de la société moderne relaient ces revendications. Des révolutions éclatent. Des régimes autoritaires s'imposent. À la révolution industrielle succède une révolution numé-rique, entraînant de nouvelles transformations qui se poursuivent au xxie siècle.
- une crise esthétique. Les anciens modèles esthétiques sont remis en cause en littérature comme dans tous les autres domaines de la création artistique. Il s'agit de donner une expression aux bouleversements consécutifs à l'entrée de l'humanité dans un monde nouveau. Les arts et la littérature tentent également de rendre compte des destructions et des violences extrêmes dont le xxe siècle est le témoin.
- une crise écologique. Dès la première moitié du xxe siècle, des scientifiques, mais aussi des penseurs et des écrivains, dénoncent les risques que l'exploitation industrielle fait peser sur l'environnement. Les variations climatiques et les catastrophes écologiques contribuent à imposer l'hypothèse de l'anthropocène, une ère géologique marquée par l'incidence des activités humaines sur l'écosystème terrestre. Les mouvements visant à alerter les populations se renforcent, rencontrant un écho de plus en plus net, qui s'accentue au début du XXIe siècle. Tous ces éléments bousculent la représentation que l'humanité a d'elle-même. Qu'est-ce que l'humanité, après Auschwitz et Hiroshima ? Qu'est-ce que l'humanité, face aux progrès génétiques et aux neurosciences? Qu'est-ce que l'humanité, quand elle se reconnaît enfin dans tous les êtres humains qui la composent, quelles que soient leurs caractéristiques ?
Otto Dix, Titre original: Sturmtruppe geht unter Gas vor, 1924 Casque d'Apollinaire
Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j'ai vu battre le coeur a nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manielle
Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux [...]
La mère de Zucco, en tenue de nuit devant la porte fermée.
LA MERE. — Roberto, j’ai la main sur le téléphone, je décroche et j’appelle la police.
ZUCCO. — Ouvre-moi.
LA MERE. — Jamais.
ZUCCO. — Si je donne un coup dans la porte, elle tombe, tu le sais bien, ne fais pas l’idiote.
LA MERE. — Eh bien, fais-le donc, malade, cinglé, fais-le et tu réveilleras les voisins. Tu étais plus à l’abri en prison, car s’ils te voient ils te lyncheront : on n’admet pas ici que quelqu’un tue son père. Même les chiens, dans ce quartier, te regarderont de travers.
Zucco cogne contre la porte.
LA MERE. — Comment t’es tu échappé ? Quelle espèce de prison est-ce là ?
ZUCCO. — On ne me gardera jamais plus de quelques heures en prison. Jamais. Ouvre donc ; tu ferais perdre patience à une limace. Ouvre, ou je démolis la baraque.
LA MERE. — Qu’es-tu venu faire ici ? D’où te vient ce besoin de revenir ? Moi, je ne veux plus te voir, je ne veux plus te voir. Tu n’es plus mon fils, c’est fini. Tu ne comptes pas davantage, pour moi, qu’une mouche à merde.
Zucco défonce la porte.
LA MERE. — Roberto, n’approche pas de moi.
ZUCCO. — Je suis venu chercher mon treillis.
LA MERE. — Ton quoi ?
ZUCCO. — Mon treillis : ma chemise kaki et mon pantalon de combat.
LA MERE. — Cette saloperie d’habit militaire. Qu’est-ce que tu as besoin de cette saloperie d’habit militaire ? Tu es fou, Roberto. On aurait dû comprendre cela quand tu étais au berceau et te foutre à la poubelle.
ZUCCO. — Bouge-toi, dépêche-toi, ramène-le-moi tout de suite.
LA MERE. — Je te donne de l’argent. C’est de l’argent que tu veux. Tu t’achèteras tous les habits que tu veux.
ZUCCO. — Je ne veux pas d’argent. C’est mon treillis que je veux.
LA MERE. — Je ne veux pas, je ne veux pas. Je vais appeler les voisins.
ZUCCO. — Je veux mon treillis.
LA MERE. — Ne crie pas, Roberto, ne crie pas, tu me fais peur ; ne crie pas, tu vas réveiller les voisins. Je ne peux pas te le donner, c’est impossible : il est sale, il est dégueulasse, tu ne peux pas le porter comme cela. Laisse-moi le temps de le laver, de le faire sécher, de le repasser.
ZUCCO. — Je le laverai moi-même. J’irai à la laverie automatique.
LA MERE. — Tu dérailles, mon pauvre vieux. Tu es complétement dingue.
ZUCCO. — C’est l’endroit du monde que je préfère. C’est calme, c’est tranquille, et il y a des femmes.
LA MERE. — Je m’en fous. Je ne veux pas te le donner. Ne m’approche pas, Roberto. Je porte encore le deuil de ton père, est-ce que tu vas me tuer à mon tour ?
ZUCCO. — N’aie pas peur de moi, maman. J’ai toujours été doux et gentil avec toi. Pourquoi aurais-tu peur de moi ? Pourquoi est-ce que tu ne me donnerais pas mon treillis ? J’en ai besoin, maman, j’en ai besoin.
LA MERE. — ne sois pas gentil avec moi, Roberto. Comment veux-tu que j’oublie que tu as tué ton père, que tu l’as jeté par la fenêtre, comme on jette une cigarette ? Et maintenant, tu es gentil avec moi. Je ne veux pas oublier que tu as tué ton père, et ta douceur me ferait tout oublier, Roberto.
ZUCCO. — Oublie, maman. Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon de combat ; même sales, même froissés, donne-les-moi. Et puis je partirai, je te le jure.
LA MERE. — Est-ce moi, Roberto, est-ce moi qui t’ai accouché ? Est-ce de moi que tu es sorti ? Si je n’avais pas accouché de toi ici, si je ne t’avais pas vu sortir, et suivi des yeux jusqu’à ce qu’on te pose dans ton berceau ; si je n’avais pas posé, depuis le berceau, mon regard sur toi sans te lâcher, et surveillé chaque changement de ton corps au point que je n’ai pas vu les changements se faire et que je te vois là, pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n’est pas mon fils que j’ai devant moi. Pourtant, je te reconnais, Roberto. Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains, ces grandes mains fortes qui n’ont jamais servi qu’à caresser le cou de ta mère, qu’à serrer celui de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet enfant, si sage pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les rails, Roberto ? Qui a posé un tronc d’arbre dans l’abîme ? Roberto, Roberto, une voiture qui s’est écrasée au fond d’un ravin, on ne la répare pas. Un train qui a déraillé, on n’essaie pas de le remettre sur ses rails. On l’abandonne, on l’oublie. Je t’oublie, Roberto, je t’ai oublié.
ZUCCO. — Avant de m’oublier, dis-moi où est mon treillis.
LA MERE. — Il est là, dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.) Et maintenant va-t’en, tu me l’as juré.
ZUCCO. — Oui, je l’ai juré.
Il s’approche, la caresse, l’embrasse, la serre ; elle gémit.
Il la lâche et elle tombe, étranglée.
Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.
Qu'est-ce que le terrorisme, sinon un spectacle par essence, un drame qui n'existe que par l'écho qu'il soulève dans les
médias ? Tout attentat est voulu, soigneusement planifié, orchestré en fonction de sa cible : les opinions publiques.
La théâtralisation terroriste
C'est dire que la violence terroriste est tout sauf anarchique, et qu'elle tend, au contraire, vers une organisation où l'improvisation et l'aléatoire ont peu de place. Ayant besoin d'être vu pour exister, le terrorisme se donne à voir, selon les modes d'être de tout spectacle. Sa principale tribune, ce sont les moyens de communication de masse. Et dans son déploiement sur la scène médiatique, il détourne à son profit la loi du genre en jouant sur le spectaculaire et en manipulant soigneusement les symboles qu'il scénarise. Pour se déployer en tant que drame, au sens théâtral du terme, et atteindre le public en produisant les ébranlements nécessaires à son emprise, le terrorisme a recours à des choix très précis dont la combinaison représente l'équation de base de l'action terroriste. [...]
Les ressorts de la dramaturgie
Les images mentales que le terrorisme suscite excèdent les objets d'inquiétude ordinaires. Du fait de sa sollicitation par certains facteurs stressants, le psychisme humain peut voir ses facultés intellectuelles, son esprit critique en particulier, s'éroder. Les comportements en sont affectés. Un attentat ne provoque généralement, par rapport à une frappe de temps de guerre, que des dégâts limités en termes militaires. En revanche, sur le plan imaginaire, d'un point de vue symbolique, sa force et sa portée sont considérables. Appuyée sur des images difficilement supportables (l'égorgement des otages en direct par les milices d'Al Zarkaoui en Irak), chaque action terroriste est jouée comme un « acte » d'une pièce de théâtre. Il participe à une dramaturgie qu'il veut allégorique. Car le but du terrorisme est de frapper les esprits pour les manipuler. C'est pourquoi il combine la menace, la souffrance et la mort en utilisant des images et des blessures où le sang et l'horreur sont toujours au premier rang. Relayées, voire amplifiées par les médias, ces images ne peuvent que provoquer l'émotion, mais aussi l'inhibition des facultés défensives et la désadaptation comportementale, dont la détresse acquise représente le modèle accompli.
La mise en scène médiatique
Pour mieux comprendre comment agit psychologiquement le terrorisme, il convient de faire la distinction entre deux types de victimes : les victimes directes, c'est-à-dire les hommes et les femmes qui tombent sous les coups, et les victimes indirectes, c'est-à-dire le grand public, voire l'opinion internationale, qui sont les vraies cibles du terrorisme. Car l'attentat commis vise l'ébranlement du public et, secondairement, l'élimination d'un certain nombre de personnes. L'essentiel de l'action terroriste est de bouleverser l'opinion publique pour prendre, pour ainsi dire, les autorités en otage. C'est bien ce qui s'est passé à Madrid où les bombes dans les trains ont fait changer l'issue des élections législatives dans le pays. Le véritable champ de bataille du terrorisme se situe dans les colonnes des journaux et sur les écrans de télévision. Il ne peut vivre en dehors des échos qu'il éveille dans le public par l'intermédiaire des médias. C'est la raison pour laquelle il s'efforce d'apparaître sous un certain jour et distribue les rôles de manière à ce que le drame « joué » soit le plus efficace possible dans les répercussions qu'il est susceptible d'avoir sur l'esprit du public. Isabelle Sommier parle ainsi, à son propos, d'« esthétique de la violence».
La mise en scène est donc le premier souci des terroristes, et on peut affirmer que celui-ci préside au choix des objectifs de l'action, à ses modalités, un peu comme si le compte rendu de presse à venir conditionnait l'attentat dont il doit faire état. Les cibles choisies le sont au titre des symboles qu'elles représentent : les frappes contre le World Trade Center à New York et le Pentagone à Washington, associées à l'image spectaculaire d'avions de ligne s'écrasant contre les édifices, le tout filmé en direct et répercuté en quelques minutes dans le monde entier, représentent le modèle du genre.
La puissance des médias modernes leur assure une extension considérable, et la population entière d'un grand Etat moderne, voire le monde dans sa totalité peuvent rapidement être atteints par l'information. La technologie de la communication se met alors (involontairement ?) au service des terroristes en comblant leur besoin vital de publicité. Que serait un mouvement terroriste dont les actes tomberaient dans le silence ? Fort peu de chose sans doute. Walter Laqueur appelle ce phénomène de réverbération et d'amplification par les médias l'« effet-écho ». Il n'hésite pas à préciser que « le succès d'une opération terroriste dépend presque entièrement de l'importance de la publicité qu'elle obtient ». L'ampleur de l'action même le cède en importance à l'ampleur des échos dont la gratifie la presse. Et Bruce Hoffman surenchérit : « Tous les groupes terroristes partagent (...) cette particularité : aucun ne commet d'action au hasard ni sans raison. Chacun souhaite qu'un maximum de publicité soit accordé à la moindre de ses actions, et utilise l'intimidation et la contrainte pour atteindre ses objectifs. » Comme le résume l'expert américain Brian M. Jenkins, « le terrorisme, c'est du théâtre »
C'est seulement lorsqu'un peuple se donne à lui-même l'objectif de se libérer qu'il consent aux coûts qu'il est prêt à subir, ces coûts étant de ce fait justifiés à ses propres yeux. Une telle justification fait défaut lorsqu'une force extérieure intervient sans être explici-tement sollicitée. Qu'un peuple se libère lui-même de la dictature qu'il subit est en tout point préférable, mais c'est très peu fréquent. Qu'un peuple soit libéré par une force d'intervention étrangère lui permet théo-riquement d'obtenir le même résultat avec beaucoup moins de pertes, mais place la population libérée dans un état de dépen-dance. Ce dilemme prend le visage familier de l'opposition entre la légitimation de l'intervention par les principes qui l'inspirent ou sa légitimation par les conséquences qu'elle entraîne. Aucune action légitime ne saurait être fondée sur la négation d'un principe, ici l'exigence de reconnaître que c'est aux peuples de déterminer par eux-mêmes leur propre destin, mais en même temps l'argu-ment selon lequel seul le résultat compte, à savoir, dans le cas qui nous occupe, que la démocratie soit établie, n'est pas sans poids. Toutefois, le coût qui permet d'accéder à un tel résultat est souvent très lourd : le peuple «libéré» par une intervention extérieure se sent humilié, sous tutelle', et le fait de l'occupation étrangère sus-cite un rejet. C'est pourquoi la justification par les conséquences du fait d'intervenir pour imposer un changement de régime paraît peu plausible. Une guerre visant à imposer la démocratie n'est en général pas légitime, sauf dans des circonstances particulières, notamment lorsque le peuple demande lui-même l'intervention et qu'un retrait rapide des forces d'intervention est prévu.
Monique Canto-Sperber, L'Idée de guerre juste, 2010.
Voir son intervention sur la mise en question des nouvelles pratiques démocratiques
La nature utilise l'incompatibilité des hommes pour les obliger à former des États chats capables de mettre un terme aux conflits entre les individus. Or l'humanité est également menacée par les conflits qui opposent les États les uns aux autres.
La nature a donc utilisé une fois de plus l'incompatibilité des hommes et même l'incompatibilité entre grandes sociétés et corps politiques auxquels se prête cette sorte de créatures, comme un moyen pour forger au sein de leur inévitable antagonisme un état de calme et de sécurité. Ainsi, par le moyen des guerres, des préparatifs excessifs et incessants en vue des guerres et de la misère qui s'ensuit intérieurement pour chaque État, même en temps de paix, la nature, dans des tentatives d'abord imparfaites, puis finalement après bien des ruines, bien des naufrages, après même un épuisement intérieur radical de leurs forces, pousse les États à faire ce que la raison aurait aussi bien pu leur apprendre sans qu'il leur en coûtât d'aussi tristes épreuves, c'est-à-dire sortir de l'état anarchique de sauvagerie, pour entrer dans une Société des Nations. [...] Toutes les guerres sont donc de ce fait autant de tentatives (non pas bien entendu dans l'intention des hommes, mais dans celle de la nature) pour réaliser de nouvelles relations entre les États, et, par leur destruction, ou du moins par leur démembrement général, pour former de nouveaux corps; ceux-ci à leur tour, soit dans leurs rapports internes, soit dans leurs relations mutuelles ne peuvent se maintenir, et par conséquent doivent subir d'autres révolutions analogues. Un jour enfin, en partie par l'établissement le plus adéquat de la constitution civile sur le plan intérieur, en partie sur le plan extérieur par une convention et une législation communes, un état de choses s'établira qui, telle une communauté civile universelle, pourra se maintenir par lui-même comme un automate.
Emmanuel Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784.
« On est arrivés ce matin et on n'a pas été bien reçus, car il n'y avait personne sur la plage que des tas de types morts et des tas de morceaux de types, de tanks et de camions démolis. Il venait des balles d'un peu partout et je n'aime pas ce désordre pour le plaisir. On a sauté dans l'eau, mais elle était plus profonde qu'elle n'en avait l'air et j'ai glissé sur une boîte de conserves. Le gars qui était juste derrière moi a eu les trois quarts de la figure emportée par le pruneau qui arrivait, et j'ai gardé la boîte de conserve en souvenir. J'ai mis les morceaux de sa figure dans mon casque et je les lui ai donnés, il est reparti se faire soigner mais il a l'air d'avoir pris un mauvais chemin parce qu'il est entré dans l'eau jusqu'à ce qu'il n'ai plus pied et je ne crois pas qu'il y voie suffisamment au fond pour ne pas se perdre.
J'ai couru ensuite dans le bon sens et je suis arrivé juste pour recevoir une jambe en pleine figure. J'ai essayé d'engueuler le type, mais la mine n'en avait laissé que des morceaux pas pratiques à manœuvrer, alors j'ai ignoré son geste, et j'ai continué.
Dix mètres plus loin, j'ai rejoint trois autres gars qui étaient derrière un bloc de béton et qui tiraient sur un coin de mur, plus haut. Ils étaient en sueur et trempés d'eau et je devais être comme eux, alors je me suis agenouillé et j'ai tiré aussi. Le lieutenant est revenu, il tenait sa tête à deux mains et ça coulait rouge de sa bouche. Il n'avait pas l'air content et il a vite été s'étendre sur le sable, la bouche ouverte et les bras en avant. Il a dû salir le sable pas mal. C'était un des seuls coins qui restaient propres. De là notre bateau échoué avait l'air d'abord complètement idiot, et puis il n'a plus même eu l'air d'un bateau quand les deux obus sont tombés dessus. Ça ne m'a pas plu parce qu'il restait encore deux amis dedans, avec les balles reçues en se levant pour sauter. J'ai tapé sur l'épaule des trois qui tiraient avec moi, et je leur ai dit : « Venez, allons-y. » Bien entendu, je les ai fait passer d'abord et j'ai eu le nez creux parce que le premier et le second ont été descendus par les deux autres qui nous canardaient, et il en restait seulement un devant moi, le pauvre vieux, il n'a pas eu de veine, sitôt qu'il s'est débarrassé du plus mauvais, l'autre a juste eu le temps de le tuer avant que je m'occupe de lui.
Ces deux salauds, derrière le coin du mur, ils avaient une mitrailleuse et des tas de cartouches. Je l'ai orientée dans l'autre sens et j'ai appuyé mais j'ai vite arrêté parce que ça me cassait les oreilles et aussi elle venait de s'enrayer. Elles doivent être réglé pour ne pas tirer dans le mauvais sens.
Là j'étais à peu près tranquille. Du haut de la plage, on pouvait profiter de la vue. Sur la mer, ça fumait dans tous les coins et l'eau jaillissait très haut. On voyait aussi les éclairs des salves des gros cuirassés et leurs obus passaient au-dessus de la tête avec un drôle de bruit sourd comme un cylindre de son grave foré dans l'air.
Le capitaine est arrivé. On restait juste onze. Il a dit que c'était pas beaucoup mais qu'on se débrouillerait comme ça. Plus tard, on a été complétés. Pour l'instant, il nous a fait creuser des trous ; pour dormir, je pensais, mais non, il a fallu qu'on s'y mette et qu'on continue à tirer.
Heureusement, ça s'éclaircissait. Il en débarquait maintenant de grosses fournées des bateaux, mais les poissons leur filaient entre les jambes pour se venger du remue-ménage et la plupart tombaient dans l'eau et se relevaient en râlant comme des perdus. Certains ne se relevaient pas et partaient en flottant avec les vagues et le capitaine nous a dit aussitôt de neutraliser le nid de mitrailleuses, qui venait de recommencer à taper, en progressant derrière le tank.
On s'est mis derrière le tank. Moi le dernier parce que je ne me fie pas beaucoup aux freins de ces engins-là. C'est plus commode de marcher derrière un tank tout de même parce qu'on n'a plus besoin de s'empêtrer dans les barbelés et les piquets tombent tout seuls. Mais je n'aimais pas sa façon d'écrabouiller les cadavres avec une sorte de bruit qu'on a du mal à se rappeler - sur le moment, c'est assez caractéristique. “
Louis-Ferdinand Céline a pris part à la guerre de 1914-1918 ; il a utilisé cette expérience dans son roman d'allure autobiographique Voyage au bout de la nuit. Le narrateur, engagé volontaire, déchante vite…
Une fois qu’on y est, on y est bien. Ils nous firent monter à cheval et puis au bout de deux mois qu’on était là-dessus, remis à pied. Peut-être à cause que ça coûtait trop cher. Enfin, un matin, le colonel cherchait sa monture, son ordonnance était parti avec, on ne savait où, dans un petit endroit sans doute où les balles passaient moins facilement qu’au milieu de la route. Car c’est là précisément qu’on avait fini par se mettre, le colonel et moi, au beau milieu de la route, moi tenant son registre où il inscrivait des ordres.
Tout au loin sur la chaussée, aussi loin qu’on pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais c’était deux Allemands bien occupés à tirer depuis un bon quart d’heure.
Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. J’avais toujours été bien aimable et bien poli avec eux. Je les connaissais un peu les Allemands, j’avais même été à l’école chez eux, étant petit, aux environs de Hanovre. […]
Ces Allemands accroupis sur la route, têtus et tirailleurs, tiraient mal, mais ils semblaient avoir des balles à en revendre, des pleins magasins sans doute. La guerre décidément, n’était pas terminée ! Notre colonel, il faut dire ce qui est, manifestait une bravoure stupéfiante ! Il se promenait au beau milieu de la chaussée et puis de long en large parmi les trajectoires aussi simplement que s’il avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient seulement.
Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir, je l’ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c’est à pas y tenir. Le vent s’était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés. Je n’osais plus remuer.
Le colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu’il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment… Pourquoi s’arrêteraient-ils ? Jamais je n’avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !… Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
« L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L'intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d'amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d'aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n'est plus contraire à la nature humaine primitive.»
« La guerre est d’essence divine. Elle est la saignée qui rétablit la santé morale du monde congestionné de mauvais désirs. Elle est encore l’exutoire par quoi se rétablit l’équilibre de la surproduction de l’espèce chez les races saines et bien portantes. Les peuples ne désarmeront jamais, heureusement pour leur grandeur morale et pour la beauté de la civilisation. »
Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg , 1821
Il n'y a aucune comparaison entre ce qu'éprouvent les autres et ce que nous ressentons ; la plus forte dose de douleur chez les autres doit assurément être nulle pour nous, et le plus léger chatouillement de plaisir éprouvé par nous nous touche ; donc nous devons, à quel prix que ce soit, préférer ce léger chatouillement qui nous délecte à cette somme immense des malheurs d'autrui, qui ne saurait nous atteindre. Mais s'il arrive, au contraire, que la singularité de nos organes, une construction bizarre, nous rendent agréables les douleurs du prochain, ainsi que cela arrive souvent : qui doute alors que nous ne devions incontestablement préférer cette douleur d'autrui qui nous amuse, à l'absence de cette douleur qui deviendrait une privation pour nous ? La source de toutes nos erreurs en morale vient de l'admission ridicule de ce fil de fraternité qu'inventèrent les chrétiens dans leur siècle d'infortune et de détresse. […] Mais […] ne naissons-nous pas tous isolés ? je dis plus, tous ennemis les uns des autres, tous dans un état de guerre perpétuelle et réciproque ?
Sade, La philosophie dans le boudoir, Cinquième dialogue, 1795
Futurisme
Le 20 février 1909, « Le Figaro » publie à la « une » le « Manifeste du futurisme » rédigé par l’écrivain, juriste et artiste italien Filippo Tommaso Marinetti — une apologie de la violence mécanique et virile qui ne tarderait pas à se déchaîner à l’échelle du monde.
1. Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité.
2. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l’audace et la révolte.
3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.
4. Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.
5. Nous voulons chanter l’homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la Terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.
6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et prodigalité pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.
7. Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme.
8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... À quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l’Impossible ? Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente.
9. Nous voulons glorifier la guerre —seule hygiène du monde—, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.
10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.
11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l’horizon ; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste.
Filippo Tommaso Marinetti
Le XVIIe siècle a été le siècle des mathématiques, le XVIIIe celui des sciences physiques, et le XIXe celui de la biologie. Notre XXe siècle est le siècle de la peur. On me dira que ce n'est pas là une science. Mais d'abord la science y est pour quelque chose, puisque ses derniers progrès théoriques l'ont amenée à se nier elle-même et puisque ses perfectionnements techniques menacent la terre entière de destruction. De plus, si la peur en elle-même ne peut être considérée comme une science, il n'y a pas de doute qu'elle soit cependant une technique.
Ce qui frappe le plus, en effet, dans le monde où nous vivons, c'est d'abord, et en général, que la plupart des hommes (sauf les croyants de toutes espèces) sont privés d'avenir. Il n'y a pas de vie valable sans projection sur l'avenir, sans promesse de mûrissement et de progrès. Vivre contre un mur, c'est la vie des chiens. Eh bien! Les hommes de ma génération et de celle qui entre aujourd'hui dans les ateliers et les facultés ont vécu et vivent de plus en plus comme des chiens.
Naturellement, ce n'est pas la première fois que des hommes se trouvent devant un avenir matériellement bouché. Mais ils en triomphaient ordinairement par la parole et par le cri. Ils en appelaient à d'autres valeurs, qui faisaient leur espérance. Aujourd'hui personne ne parle plus (sauf ceux qui se répètent), parce que le monde nous paraît mené par des forces aveugles et sourdes qui n'entendront pas les cris d'avertissements, ni les conseils, ni les supplications. Quelque chose en nous a été détruit par le spectacle des années que nous venons de passer. Et ce quelque chose est cette éternelle confiance de l'homme, qui lui a toujours fait croire qu'on pouvait tirer d'un autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de l'humanité. Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer, et à chaque fois il n'était pas possible de persuader ceux qui le faisaient de ne pas le faire, parce qu'ils étaient sûrs d'eux, et parce qu'on ne persuade pas une abstraction, c'est-à-dire le représentant d'une idéologie.
Le long dialogue des hommes vient de s'arrêter? Et, bien entendu, un homme qu'on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur. C'est ainsi qu'à côté des gens qui ne parlaient pas parce qu'ils le jugeaient inutile, s'étalait et s'étale toujours une immense conspiration du silence, acceptée par ceux qui tremblent et qui se donnent de bonnes raisons pour se cacher à eux-mêmes ce tremblement, et suscitée par ceux qui ont intérêt à le faire. "Vous ne devez pas parler de l'épuration des artistes en Russie, parce que cela profiterait à la réaction". "Vous devez vous taire sur le maintien de Franco par les Anglo-Saxons, parce que cela profiterait au communisme." Je disais bien que la peur est une technique.
Entre la peur très générale d'une guerre, que tout le monde prépare et la peur toute particulière des idéologies meurtrières, il est donc bien vrai que nous vivons dans la terreur. Nous vivons dans la terreur parce que la persuasion n'est plus possible, parce que l'homme a été livré tout entier à l'histoire et qu'il ne peut plus se tourner vers cette part de lui-même, aussi vraie que la part historique, et qu'il retrouve devant la beauté du monde et des visages; parce que nous vivons dans le monde de l'abstraction, celui des bureaux et des machines, des idées absolues et du messianisme 1 sans nuances. Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées. Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans l'amitié des hommes, ce silence est la fin du monde.
Pour sortir de cette terreur, il faudrait pouvoir réfléchir et agir suivant la réflexion. Mais la terreur, justement, n'est pas un climat favorable à la réflexion. Je suis d'avis, cependant, au lieu de blâmer cette peur, de la considérer comme l'un des premiers éléments de la situation, et d'essayer d'y remédier. Il n'est rien de plus important. Car cela concerne le sort d'un grand nombre d'Européens qui, rassasiés de violences et de mensonges, déçus dans leurs plus grands espoirs, répugnant à l'idée de tuer leurs semblables, fût-ce pour les convaincre, répugnent également à l'idée d'être convaincus de la même manière.
Albert Camus, "Le siècle de la peur", Combat, 1948