La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable. Mon coeur mis à nu , Baudelaire
« Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du « moi » que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! » RIMBAUD
Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve
L’homme n’est peut-être pas fait pour un seul moi. Henri Michaux, Plume.
Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes le matin, puis deux jambes à midi, et trois jambes le soir ? »
« Car je fus, pendant un temps, garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson perdu dans la mer. » Empédocle, De la nature, fragments, 117
L'autre comme virtualité de moi
C'est à peine si j'ai quelque chose de commun avec moi-même . Journal de Kafka, 8 janvier 1914
Sous les affabulations les plus invraisemblables perce toujours un fait bien réel : la nécessité pour l'individu de passer d'un état à un autre, d'un âge à un autre, et de se former à travers des métamorphoses douloureuses, qui ne prennent fin qu'avec son accession à une vraie maturité. M. Robert
"indistinct comme l'est de l'eau dans l'eau" Antoine et cleopatre
Le clivage du moi (en allemand : Ichspaltung) est la séparation du Moi en deux parties qui coexistent dans le Moi : l'une, correspondant à la réalité extérieure à satisfaire, contrarie l'exigence pulsionnelle de l'autre
Période de référence : fin XVIII à XXe siècle :
Objectivation de la folie par les sciences au XIXe et témoignagnes sur l'enfermement de la folie en UMD
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, 1961 : analyse de la pratique asilaire
La métamorphose de Kafka
Explorez des ressources sur la métamorphose
1. Consultez une biographie de Franz Kafka. Quelles similitudes pouvez-vous remarquer entre la vie de d'auteur et la construction du personnage de Gregor ?
2. En quoi la relation de Franz Kafka avec son père a-t-elle pu influencer l'écriture de La Métamorphose ?
Le manuel HLP
La belle et la bête, 1945 (Regarder à 1'23'50)
Métamorphose en BD
métempsycose
Selfie et métamorphoses du Moi
Drag queens et métamorphoses du moi
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Le corps, de la naissance à la mort : métamorphoses du corps et de l’identité
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Expression de la sensibilité en philo
Pourquoi se chercher ?
Métamorphose du moi et identité sexuelle.
Une photo par jour pendant 25 ans et 4 soeurs en photos pendant 40 ans et Opalka et le passage du temps
Le visage
=> Métamorhoses du moi : oscillation entre Héraclite (Le devenir , le multiple, Panta rei) et Parménide (l'être au sens absolu, la permance, l'un)
Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal
Les métamorphoses du vampire
La femme cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,
Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :
" Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !
Je suis, mon cher savant, si docte aux Voluptés,
Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés,
Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi,
Les anges impuissants se damneraient pour moi ! "
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus
Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,
Et quand je les rouvris à la clarté vivante,
A mes côtés, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusément des débris de squelette,
Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette
Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,
Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.
Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal
Le personnage est hanté par un être invisible qui le vampirise et le force à dépérir en se nourrissant de son énergie. Cet être manifeste sa présence en buvant l’eau de son verre ou en cueillant une fleur à ses côtés. Toutes les tentatives pour échapper à son emprise ayant échoué, le narrateur décide de lui tendre un piège afin de le tuer.
Je le tuerai. Je l’ai vu ! Je me suis assis hier soir, à ma table ; et je fis semblant d’écrire avec une grande attention. Je savais bien qu’il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le toucher, le saisir ? [… ]
En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma cheminée ; à gauche ma porte fermée avec soin, après l’avoir laissée longtemps ouverte, afin de l’attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace, qui me servait chaque jour pour me raser, pour m’habiller, et où j’avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds, chaque fois que je passais devant.
Donc je faisais semblant d’écrire, pour le tromper, car il m’épiait lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu’il lisait par-dessus mon épaule, qu’il était là, frôlant mon oreille.
Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh bien ?…. on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace ! Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n’était pas dedans… et j’étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n’osais plus avancer, je n’osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu’il était là, mais qu’il m’échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet.
Comme j’eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m’apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de transparence opaque, s’éclaircissant peu à peu.
Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant.
Je l’avais vu ! L’épouvante m’en est restée, qui me fait encore frissonner.
Guy de Maupassant, Le Horla, 1887
Phèdre éprouve une passion démesurée pour Hippolyte, son beau-fils. Pour échapper à son amour, elle s’est montrée cruelle envers lui, en le bannissant du royaume, afin qu’il ne se doute pas de ce qu’elle éprouve pour lui. Mais, croyant son époux mort, elle se laisse à avouer à Hippolyte la passion coupable qu’elle éprouve pour lui.
PHÈDRE
On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie ;
Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie.
Que dis-je ? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.
Je le vois, je lui parle ; et mon cœur... Je m'égare,
Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.
HIPPOLYTE
Je vois de votre amour l'effet prodigieux.
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux ;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.
PHÈDRE
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos dieux et tel que je vous vois.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage,
Cette noble pudeur colorait son visage
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez vous alors ? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée :
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi, Prince, dont l'ultime secours
Vous eût du labyrinthe inspiré les détours.
Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n'eut point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher,
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.
HIPPOLYTE
Dieux ! qu'est-ce que j'entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père et qu'il est votre époux ?
Incipit La Métamorphose, Kafka, 1915
En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux. « Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve.
Sa chambre, une vraie chambre humaine, juste un peu trop petite, était là tranquille entre les quatre murs qu’il connaissait bien. Au-dessus de la table où était déballée une collection d’échantillons de tissus - Samsa était représentant de commerce - on voyait accrochée l’image qu’il avait récemment découpée dans un magazine et mise dans un joli cadre doré. Elle représentait une dame munie d’une toque et d’un boa tous les deux en fourrure et qui, assise bien droite, tendait vers le spectateur un lourd manchon de fourrure où tout son avant-bras avait disparu. Le regard de Gregor se tourna ensuite vers la fenêtre, et le temps maussade - on entendait les gouttes de pluie frapper le rebord en zinc - le rendit tout mélancolique.
« Et si je redormais un peu et oubliais toutes ces sottises ? » se dit-il ; mais c’était absolument irréalisable, car il avait l’habitude de dormir sur le côté droit et, dans l’état où il était à présent, il était incapable de se mettre dans cette position. En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux. « Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve. Sa chambre, une vraie chambre humaine, juste un peu trop petite, était là tranquille entre les quatre murs qu’il connaissait bien. Au-dessus de la table où était déballée une collection d’échantillons de tissus - Samsa était représentant de commerce.
On n’est pas encore parvenu, que je sache, à un aperçu clair et complet sur la nature de la folie ; on n’a pas encore la notion exacte et précise de ce qui distingue, à vrai dire, le fou de l’homme sensé. — On ne peut refuser aux fous ni la raison ni l’entendement : ils parlent et ils comprennent ; ils raisonnent souvent fort juste ; d’ordinaire même, ils ont une vue très exacte de ce qui se passe devant eux et ils saisissent l’enchaînement des causes et des effets. Les visions pas plus que les fantômes de la fièvre ne sont un symptôme ordinaire de la folie ; le délire fausse la perception, la folie fausse la pensée. En effet, le plus souvent les fous ne se trompent point dans la connaissance de ce qui est immédiatement présent ; leurs divagations se rapportent toujours à ce qui est absent ou passé, et par suite elles ne concernent que le rapport de ce qui est absent ou passé avec le présent. En conséquence, leur maladie me paraît atteindre surtout la mémoire ; elle ne la supprime pourtant pas tout à fait (car beaucoup de fous savent un grand nombre de choses par cœur et ils reconnaissent parfois des personnes qu’ils n’ont point vues depuis longtemps) ; elle rompt plutôt le fil de la mémoire ; elle en brise l’enchaînement continu et rend impossible tout souvenir régulièrement coordonné du passé. Je suppose qu’un fou évoque une scène du passé et lui donne toute la vivacité d’une scène vraiment présente : il y a dans un pareil souvenir des lacunes ; le fou les remplit avec des fictions ; ces fictions peuvent être toujours les mêmes et devenir des idées fixes ou bien se modifier à chaque fois comme des accidents éphémères ; dans le premier cas, c’est de la monomanie, de la mélancolie ; dans le second cas, de la démence, fatuitas. C’est pour cela qu’il est si difficile, lorsqu’un fou entre dans une maison d’aliénés, de l’interroger sur sa vie précédente. Le vrai et le faux se confondent de plus en plus dans sa mémoire. Le présent immédiat a beau être sainement connu, il n’en est pas moins faussé par le rapport que le fou lui attribue avec un passé chimérique : les fous se prennent eux-mêmes et prennent les autres pour des personnes qui n’existent que dans leur passé de fantaisie ; ils ne reconnaissent point des amis ; bref, en dépit de leur perception exacte du présent, ils lui attribuent des relations fausses avec le passé.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819
0.Que désignent les «divagations » du fou (l. 9) ? Fondez-vous sur l'analyse étymologique du terme « divagations ».
1.Quels sont les deux éléments qui, selon Schopenhauer, rendent difficile la distinction entre « le fou » et « l'homme sensé » ?
2.Qu'est-ce qui est atteint chez le fou selon l'auteur ? De quelle manière ?
3.La folie est-elle considérée comme une maladie par l'auteur?
Interprétation. Sur quels éléments Schopenhauer se fonde--t--il pour désigner la mémoire comme la faculté atteinte par la folie ?
Essai. La créativité artistique suppose-t-elle nécessairement une forme de folie ?
La conscience objective des hommes à l'esprit dérangé se montre de la manière la plus variée; ils savent, par exemple, qu'ils sont à l'asile d'aliénés; ils connaissent ceux qui les servent; ils savent aussi, concernant d'autres, que ceux-ci sont fous; ils se moquent de la folie que chacun trouve à l'autre; — ils sont employés à toutes sortes de tâches, parfois même désignés comme surveillants. Mais, en même temps, ils rêvent éveillés et sont rivés à une représentation particulière qui ne peut être réunie avec leur conscience objective. Ce rêve éveillé qui est le leur a une parenté avec le somnambulisme; en même temps, toutefois, le premier se différencie du second. Tandis que, dans le somnambulisme, les deux personnalités présentes dans un individu ne se touchent pas l'une l'autre, et que la conscience somnambulique est, bien plutôt, à ce point séparée de la conscience éveillée qu'aucune d'elles n'a savoir de l'autre, et que la dualité des personnalités apparaît aussi comme une dualité des états,— au contraire dans le dérangement de l'esprit proprement dit, les deux sortes de personnalités ne sont pas deux sortes d'états, mais un seul et même état; de telle sorte que ces deux personnalités négatives l'une par rapport à l'autre — la conscience relevant de l'âme et la conscience d'entendement — se touchent réciproquement et ont savoir l'une de l'autre. (...) C'est pourquoi tout en étant en soi un seul et même sujet, l'homme à l'esprit dérangé n'a cependant pas pour objet lui-même en tant qu'un sujet en accord avec soi-même, indivisé en soi-même, mais en tant qu'un sujet s'écartelant en deux sortes de personnalités.
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817
J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant: fatalité extraordinaire! Il cacha son caractère tant qu'il put, pendant un grand nombre d'années; mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête; jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal... atmosphère douce! Qui l'aurait dit! lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l'aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché. Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu? il ose le redire avec cette plume qui tremble! Ainsi donc, il est d'une puissance plus forte que la volonté... Malédiction!
Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1868
Je deviens courbes et bossus,
J’oy tres dur, ma vie decline,
Je pers mes cheveulx par-dessus,
Je flue en chascune narine,
J’ay grant doleur en la poitrine,
Mes membres sens ja tous trembler,
Je suis treshastis a parler,
Impaciens Desdaing me mort,
Sanz conduit ne sçay més aller:
Ce sont les signes de la mort. ED
Philippe Lançon, journaliste à Charlie Hebdo, est l’une des victimes de l’attentat perpétré le 7 janvier 2015 dans les locaux du journal. Il est grièvement blessé à la mâchoire. Il raconte sa reconstruction physique et psychologique dans Le Lambeau.
Combien de temps ai-je regardé la cervelle de Bernard ? Assez longtemps pour qu’elle devienne une partie de moi-même. J’ai dû faire un effort pour m’en détourner et tourner la tête de l’autre côté, vers mon autre bras. Ce fut très lent. Je ne crois pas que nous étions d’accord, celui d’avant et moi-même, sur la nécessité et la nature de ce mouvement. Il y avait débat. Celui d’avant ne voulait pas découvrir les conséquences de ce qui avait eu lieu, il était assez sage pour deviner que les mauvaises nouvelles peuvent attendre lorsque les bonnes ne viennent pas les tempérer, mais il était bien obligé de suivre celui qui les vivait, il n’avait pas la main, il s’éteignait peu à peu sans le savoir dans la conscience nouvelle qui, comme d’un sommeil confondu avec l’existence, émergeait.
˗ Vous voulez de la musique ?
J’en voulais, mais pas n’importe laquelle. Sur le ghetto-blaster de mon neveu, j’ai mis du Bach : soit Le clavier bien tempéré, par Sviatoslav Richter ; soit Les variations Goldberg, par Glenn Gould ou Wilhem Kempf ; soit L’art de la fugue, par Zhu Xiao-Mei. La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute tentation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps. Bach descendait sur la chambre et le lit et ma vie, sur les infirmières et leur chariot. Il nous a tous enveloppés. Dans sa lumière sonore chaque geste s’est détaché et la paix, une certaine paix, s’est installée. Un poème de John Donne, lu bien des années avant, prenait sens : « Il n’y aura ni nuage ni soleil, ni obscurité ni éblouissement ˗ mais une seule lumière. Ni bruit ni silence ˗ mais une seule musique. Ni peurs ni espoirs ˗ mais une seule possession. Ni ennemis ni amis ˗ mais une seule communion. Ni début ni fin ˗ mais une seule éternité. » Le changement du pansement pouvait commencer.
Elles m’ont débandé peu à peu du crane au menton. Elles m’ont dégagé les oreilles, ôté les compresses maculées, nettoyé, préparé les compresses stériles avec une pince en trempant les unes dans le sérum physiologique, en enduisant les autres de vaseline. Leurs gestes étaient ralentis par le clavier. Quand le visage a été nu, l’une d’elles m’a dit :
˗ Vous voulez le voir ?
C’était la question rituelle. J’ai dit oui. Elle a pris le petit miroir à bord noir qui se trouvait sur ma table de nuit, celui avec lequel Alexandra m’avait montré les bouts d’oreilles poilus, et me l’a tendu. J’ai regardé le trou, bien en face. A quoi il ressemblait. Comment il évoluait. S’il réduisait ou grandissait. En quoi il avait changé depuis la veille, depuis le jour de l’attentat. Je l’ai regardé froidement, dans les notes de Bach, comme on descend dans un puits. Personne, à part les soignants et moi et ceux qui m’avaient découvert le 7 janvier, ne l’a vu. Au milieu de la chair déchiquetée, il y avait maintenant cette petite muselière de titane qui tenait les restes de mâchoire et dont je voyais pour l’instant quatre maillons. C’était une chaîne, mais aussi la portée d’où montaient les notes que nous écoutions. La lèvre et la plupart des dents inférieures avaient disparu. J’ai retrouvé, à la base du visage intact et avec une satisfaction masochiste, le monstre familier. Si j’étais un portrait peint, il fallait croire que la main de l’artiste, aussi sûre que celle de Raphaël, avait saccagé une dizaine de centimètres vers le bas pour rappeler au monde que toute cette harmonie n’était rien d’autre, ni plus ni moins, que de la peinture. Le visage que j’avais eu était une convention qui avait disparu. C’étaient Bach et les gestes des infirmières, à cet instant, qui lui redonnaient son unité – sans effacer sa monstruosité.
Philippe Lançon, Le Lambeau, 2018
« Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés, et je puis dire que je suismon ouvrage. Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouéepar état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher. Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré ; j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sécurité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné. J’étais bien jeune encore, et presque sans intérêt:mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes; sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir. Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies; et j’y gagnai ce coup d’œil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement; mais qui, en tout, m’a rarement trompée. Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir. Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour etses plaisirs: mais n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer ; la nature même, dont assurément je n’ai eu qu’à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu’elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait; je n’avais pas l’idée de jouir, je voulais savoir; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens.
Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782.
Question d’interprétation littéraire : En quoi le texte de Laclos illustre-t-il la question des métamorphoses du moi ?
Essai philosophique : Puis-je vraiment décider de celui ou de celle que je deviens ? Ai-je la maîtrise de qui je deviens ? Suis-je entièrement le fruit d’un « travail sur moi-même » ? Puis-je dire que je suis « mon ouvrage » ?
Des psychiatres ont été chargés de l'examiner. Ils ont été frappés par la précision de ses propos et son souci constant de donner de lui-même une opinion favorable. Sans doute minimisait-il la difficulté de donner de soi une opinion favorable quand on vient de massacrer sa famille après avoir dix-huit ans durant trompé et escroqué son entourage. Sans doute aussi avait-il du mal à se détacher du personnage qu'il avait joué pendant toutes ces années, car il employait encore pour se concilier la sympathie les techniques qui avaient fait le succès du docteur Romand : calme, pondération, attention presque obséquieuse aux attentes de l'interlocuteur. Tant de contrôle témoignait d'une grave confusion car le docteur Romand, dans son état normal, était assez intelligent pour comprendre que la prostration, l'incohérence ou des hurlements de bête blessée à mort auraient davantage plaidé en sa faveur, vu les circonstances, que cette attitude mondaine. Croyant bien faire, il ne se rendait pas compte qu'il sidérait les psychiatres en leur fournissant de son imposture un récit parfaitement articulé, en évoquant sa femme et ses enfants sans émotion particulière, comme un veuf bien élevé met un point d'honneur à ne pas laisser son deuil assombrir ses commensaux, en ne manifestant un peu de trouble, pour finir, qu'à propos des somnifères qu'on lui donnait et dont il s'inquiétait de savoir s'ils ne risquaient pas de créer chez lui une accoutumance – souci que les psychiatres ont jugé « déplacé ».
Au cours des entretiens suivants, ils l'ont vu sangloter et produire des signes emphatiques de souffrance sans pouvoir dire s'il l'éprouvait vraiment ou non. Ils avaient l'impression troublante de se trouver devant un robot privé de toute capacité de ressentir, mais programmé pour analyser des stimuli extérieurs et y ajuster ses réactions. Habitué à fonctionner selon le programme « docteur Romand », il lui avait fallu un temps d'adaptation pour établir un nouveau programme, « Romand l'assassin », et apprendre à le faire tourner.
Emmanuel Carrère, L'adversaire, 2000
SANTÉ de l'âme. - La populaire formule médicale de morale (l'auteur en est Ariston de Chios) " la vertu est la santé de l'âme " - devrait au moins, pour être utilisable, être modifiée de la manière suivante : " ta vertu est la santé de ton âme ". Car il n'y a pas de santé en soi, et tous les essais pour définir ce type de choses ont échoué misérablement. C'est de ton but, de ton horizon, de tes pulsions, de tes erreurs et en particulier des idéaux et des fantasmes de ton âme que dépend la détermination de ce que doit signifier la santé même pour ton corps. Il existe donc d'innombrables santés du corps ; et plus on permet à nouveau à l'individuel et à l'incomparable de lever la tête, plus on se défait du dogme de égalité des hommes ", et plus il faut aussi que nos médecins se débarrassent du concept de santé normale, et en outre de régime normal, de cours normal de la maladie. Et alors seulement, le temps sera peut-être venu de réfléchir à la santé et à la maladie de l'âme et de placer la vertu propre de chacun dans la santé de celle-ci : laquelle pourrait certes apparaître chez l'un comme le contraire de la santé pour un autre. La grande question demeure encore ouverte, celle de savoir si nous pourrions nous passer de la maladie. Même pour le développement de notre vertu ,et en particulier si notre soif de connaissance et de connaissance de nous même n’aurait pas tout autant besoin de l'âme malade que de l'âme saine. Bref, si la volonté exclusive de santé ne serait pas un préjugé, une lâcheté, et peut-être un reste de barbarie et de mentalité arriérée des plus raffinés.
Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882
« DE L’AMOUR DU PROCHAIN
Vous vous empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais je vous le dis : votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de vous-mêmes. Vous entrez chez le prochain pour fuir devant vous-mêmes et de cela vous voudriez faire une vertu : mais je pénètre votre « désintéressement ». Le toi est plus vieux que le moi ; le toi est sanctifié, mais point encore le moi : ainsi l’homme s’empresse auprès de son prochain. Est-ce que je vous conseille l’amour du prochain ? Plutôt encore je vous conseillerais la fuite du prochain et l’amour du lointain ! Plus haut que l’amour du prochain se trouve l’amour du lointain et de ce qui est à venir (…). Vous ne savez pas vous supporter vous-mêmes et vous ne vous aimez pas assez : c’est pourquoi vous voudriez séduire votre prochain par votre amour et vous dorer de son erreur. Je voudrais que toute espèce de prochains et les voisins de ces prochains vous deviennent insupportables. Il vous faudrait alors vous créer par vous-mêmes un ami au cœur débordant. Vous invitez un témoin quand vous voulez dire du bien de vous-mêmes ; et quand vous l’avez induit à bien penser de vous, c’est vous qui pensez bien de vous. L’un va chez le prochain parce qu’il se cherche, l’autre parce qu’il voudrait s’oublier. Votre mauvais amour de vous-mêmes fait de votre solitude une prison. Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et quand vous n’êtes que cinq ensemble, vous en faites toujours mourir un sixième (…). Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du plus lointain ».
NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra
Nous n'avons aucune communication à l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l'eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus, il perdra ce qu'il voulait tenir et empoigner. Ainsi, étant toutes choses sujettes à passer d'un changement en autre, la raison, y cherchant une réelle subsistance, se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit né. [...]
Montaigne, Livre II, XIV - Apologie de Raymond Sebond
Ecoutez Genet !!
« Je suis né à Paris le 19 décembre 1910. Pupille de l'Assistance Publique, il me fut impossible de connaître autre chose de mon état civil. Quand j'eus vingt et un ans, j'obtins un acte de naissance. Ma mère s'appelait Gabrielle Genet. Mon père reste inconnu. J'étais venu au monde au 22 de la rue d'Assas.
- Je saurai donc quelques renseignements sur mon origine, me dis-je, et je me rendis rue d'Assas. Le 22 était occupé par la Maternité. On refusa de me renseigner. Je fus élevé dans le Morvan par les paysans. Quand je rencontre dans la lande, et singulièrement au crépuscule, au retour de ma visite des ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais, des fleurs de genêt, j'éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. Je suis seul au monde, et je ne suis pas sûr de n'être pas le roi, peut-être la fée de ces fleurs. Elles me rendent au passage un hommage, s'inclinent sans s'incliner, mais me reconnaissent. Elles savent que je suis leur représentant vivant, mobile, agile, vainqueur du vent. Elles sont mon emblème naturel, mais j'ai des racines, par elles, dans ce sol de France nourri des os en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Rais.
Par cette plante épineuse des Cévennes, c'est aux aventures criminelles de Vacher que je participe. Enfin par elles dont je porte le nom le monde végétal m'est familier. Je peux sans pitié considérer toutes les fleurs, elles sont de ma famille. Si par elles je rejoins aux domaines inférieurs - mais c'est aux fougères arborescentes et à leurs marécages, aux algues, que je voudrais descendre - je m'éloigne encore des hommes.
De la planète Uranus, paraît-il, l'atmosphère serait si lourde que les fougères sont rampantes; les bêtes se traînent écrasées par le poids des gaz. À ces humiliés toujours sur le ventre, je me veux mêlé. Si la métempsycose m'accorde une nouvelle demeure, je choisis cette planète maudite, je l'habite avec les bagnards de ma race. Parmi d'effroyables reptiles, je poursuis une mort éternelle, misérable, dans les ténèbres où les feuilles seront noires, l'eau des marécages épaisse et froide. Le sommeil me sera refusé. Au contraire, toujours plus lucide, je reconnais l'immonde fraternité des alligators souriants. »
Jean Genet
Shining, Kubrick ,1980 (voir analyse)
Frida Kahlo, La columna rota, 1944