Le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme n’a pas été qu’une révolution astronomique mais implique « une révolution spirituelle très profonde » (Koyré)
Et les descriptions! Rien n'est comparable au néant de celles-ci; ce n'est que superpositions d'images de catalogue, l'auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l'occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire tomber d'accord avec lui sur des lieux communs! André Breton, Manifeste du surréalisme, 1929
I Dresser l’inventaire pour s’approprier le monde
"Partout c'était les mêmes images indifférenciées, sans marges et sans en-têtes, sans explications, brutes, incompréhensibles, bruyantes et colorées, laides, tristes, agressives et joviales, syncopées, équivalentes, c'était des séries américaines stéréotypées, c'était des clips et des chansons en anglais, c'était des jeux télévisés, c'était des documentaires, c'était des scènes de films sorties de leur contexte, des extraits, c'était des extraits, c'était de la chansonnette, c'était vivant, le public battait des mains en rythme, c'était des hommes politiques autour d'une table, c'était un débat, c'était du cirque, c'était des acrobaties, c'était un jeu télévisé, c'était le bonheur, des rires de stupéfaction incrédule, des embrassades et des larmes, c'était le gain d'une voiture en direct, des lèvres qui tremblaient d'émotion ... c'était une marche funèbre, c'était des colonnes de prisonniers allemands qui marchaient lentement sur le bord de la route, c'était la libération des camps, c'était des tas d'ossements sur la terre ..."
Que tu es belle, ma bien aimée, que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes, derrière ton voile ;
Tes cheveux comme un troupeau de chèvres, ondulant sur les pentes du mot Galaad.
Tes dents, un troupeau de brebis tondues qui remontent au bain.
Chacune a sa jumelle et nulle n’en est privée.
Tes lèvres, un fil d’écarlate, et tes discours sont ravissants.
Tes joues, des moitiés de grenades, derrière ton voile.
Ton cou, la tour de David, bâtie par assises.
Mille rondaches y sont suspendues, tous les boucliers des preux.
Tes deux seins, deux faons, jumeaux d’une gazelle, qui paissent parmi les lis.
Avant que souffle la brise du jour et que s’enfuient les ombres, j’irai à la montagne de la myrrhe, à la colline de l’encens.
Tu es toute belle, ma bien-aimée et sans tache aucune ! […]
Que ton amour a des charmes, ma sœur, ô fiancée.
Que ton amour est délicieux, plus que le vin !
Et l’arôme de tes parfums, plus que tous les baumes !
Tes lèvres, ô fiancée, distillent le miel vierge.
Le miel et le lait sont sous ta langue ; et le parfum de tes vêtements est comme le parfum du Liban.
Elle est un jardin bien clos, ma sœur, ô fiancée ; un jardin bien clos, une source scellée.
Tes jets font un verger de grenadiers, avec les fruits les plus exquis, grappes de henné avec des nards ; le nard et le safran, le roseau odorant et le cinnamome, avec tous les arbres à encens ; la myrrhe et l’aloès, avec les plus fins arômes.
Source des jardins, puits d’eaux vives, ruissellement du Liban ! […]
Tu es belle, mon amie, comme Tirça, charmante comme Jérusalem, redoutable comme des bataillons.
Détourne de moi tes regards, car ils m’assaillent !
Tes cheveux sont un troupeau de chèvres, ondulant sur les pentes de Galaad.
Tes dents, un troupeau de brebis tondues qui remontent au bain.
Chacune a sa jumelle et nulle n’en est privée.
Tes lèvres, un fil d’écarlate, et tes discours sont ravissants.
Tes joues, des moitiés de grenades, derrière ton voile.
[…] « Qui est celle qui surgit comme l’aurore, belle comme la lune, resplendissante
comme le soleil, redoutable comme des bataillons ? » […]
Que tes pieds sont beaux dans tes sandales, fille de prince !
La courbe de tes flancs est comme un collier, œuvre des mains d’un artiste.
Ton giron, une coupe arrondie, que les vins n’y manquent pas !
Ton ventre, un monceau de froment, de lis environné.
Tes deux seins ressemblent à deux faons, jumeaux d’une gazelle.
Ton cou, une tour d’ivoire.
Tes yeux, les piscines de Heshbôn, près de la porte de Bat-Rabbim.
Ton nez, la tour du Liban, sentinelle tournée vers Damas.
Ton chef se dresse, semblable au Carmel, et les nattes de ta tête sont comme la pourpre ; un roi est pris dans ces ruissellements.
Voici alors apparaître l'homme qui a franchi les airs, traversé le ciel, parcouru les étoiles, outrepassé les limites du monde, dissipé les murailles imaginaires des sphères du premier, du huitième, du neuvième, du dixième rang ou davantage [...]. Le Soleil, la Lune, les autres astres recensés, il les rend aussi familiers aux hommes que s'ils y avaient élu domicile ; entre les corps que nous voyons au loin et, celui dont nous sommes proches et solidaires, il expose les ressemblances, il établit les différences, il montre en quoi ils sont plus grands ou plus redoutables ; nous forçant enfin à ouvrir les yeux sur la divine mère nourricière qui nous porte sur son dos, après nous avoir tirés de son sein où nous finissons toujours par retourner, il nous interdit de voir en elle un corps inanimé et mort qui ne serait que la lie des substances corporelles. Ainsi avons-nous appris que sur la Lune, ou sur d'autres étoiles, nous n'aurions pas un habitat fort différent de celui-ci, ni même peut-être plus mauvais ; il est également possible qu'existent d'autres corps célestes offrant les mêmes qualités que le nôtre, voire des qualités supérieures, et plus heureusement adaptés aux animaux qu'ils abriteraient. Nous connaissons donc une multitude d'étoiles, d'astres, de divinités, qui par centaines de milliers participent au mystère et à la contemplation de la cause première, universelle, infinie et éternelle
Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ?
Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.
Une pierre
deux maisons
trois ruines
quatres fossoyeurs
un jardin
des fleurs
un raton laveur
une douzaine d'huîtres un citron un pain
un rayon de soleil
une lame de fond
six musiciens
une porte avec son paillasson
un monsieur décoré de la légion d'honneur
un autre raton laveur
un sculpteur qui sculpte des napoléon
la fleur qu'on appelle souci
deux amoureux sur un grand lit
un receveur des contributions une chaise trois dindons
un ecclésiastique un furoncle
une guêpe
un rein flottant
une écurie de courses
un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles
un strapontin
deux filles de joie un oncle cyprien
une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de
Monsieur Seguin
un talon Louis XV
un fauteuil Louis XVI
un buffet Henri II deux buffets Henri III trois buffets
Henri IV
un tiroir dépareillé
une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur
âgé
une Victoire de samothrace un comptable deux aides-
comptables un homme du monde deux chirurgiens
trois végétariens
un cannibale
une expédition coloniale un cheval entier une demi-
pinte de bon sang une mouche tsé-tsé
un homard à l'américaine un jardin à la française
deux pommes à l'anglaise
un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon
d'acier
un jour de gloire
une semaine de bonté
un mois de marie
une année terrible
une minute de silence
une seconde d'inattention
et...
cinq ou six ratons laveurs
un petit garçon qui entre à l'école en pleurant
un petit garçon qui sort de l'école en riant
une fourmi
deux pierres à briquet
dix-sept éléphants un juge d'instruction en vacances
assis sur un pliant
un paysage avec beaucoup d'herbe verte dedans
une vache
un taureau
deux belles amours trois grandes orgues un veau
marengo
un soleil d'austerlitz
un siphon d'eau de Seltz
un vin blanc citron
un Petit Poucet un grand pardon un calvaire de pierre
une échelle de corde
deux soeurs latines trois dimensions douze apôtres mille
et une nuits trente-deux positions six parties du
monde cinq points cardinaux dix ans de bons et
loyaux services sept péchés capitaux deux doigts de
la main dix gouttes avant chaque repas trente jours
de prison dont quinze de cellule cinq minutes
d'entracte
et...
plusieurs ratons laveurs.
II Figurer, c’est aussi dire ce qui pourrait être …
La ville est reliée à la rive opposée par un pont qui n'est pas soutenu par des piliers ou des pilotis, mais par un ouvrage en pierre d'une fort belle courbe. Il se trouve dans la partie de la ville qui est la plus éloignée de la mer, afin de ne pas gêner les vaisseaux qui longent les rives. Une autre rivière, peu importante mais paisible et agréable à voir, a ses sources sur la hauteur même où est située Amaurote, la traverse en épousant la pente et mêle ses eaux, au milieu de la ville, à celles de l'Anydre. Cette source, qui est quelque peu en dehors de la cité, les gens d'Amaurote l'ont entourée de remparts et incorporée à la forteresse, afin qu'en cas d'invasion elle ne puisse être ni coupée ni empoisonnée. De là, des canaux en terre cuite amènent ses eaux dans les différentes parties de la ville basse. Partout où le terrain les empêche d'arriver, de vastes citernes recueillent l'eau de pluie et rendent le même service.
Un rempart haut et large ferme l'enceinte, coupé de tourelles et de boulevards ; un fossé sec mais profond et large, rendu impraticable par une ceinture de buissons épineux, entoure l'ouvrage de trois côtés ; le fleuve occupe le quatrième.
Les rues ont été bien dessinées, à la fois pour servir le trafic et pour faire obstacle aux vents. Les constructions ont bonne apparence. Elles forment deux rangs continus, constitués par les façades qui se font vis‑à‑vis, bordant une chaussée de vingt pieds de large. Derrière les maisons, sur toute la longueur de la rue, se trouve un vaste jardin, borné de tous côtés par les façades postérieures.
Chaque maison a deux portes, celle de devant donnant sur la rue, celle de derrière sur le jardin. Elles s'ouvrent d'une poussée de main, et se referment de même, laissant entrer le premier venu. Il n'est rien là qui constitue un domaine privé. Ces maisons en effet changent d'habitants, par tirage au sort, tous les dix ans. Les Utopiens entretiennent admirablement leurs jardins, où ils cultivent des plants de vigne, des fruits, des légumes et des fleurs d'un tel éclat, d'une telle beauté que nulle part ailleurs je n'ai vu pareille abondance, pareille harmonie. Leur zèle est stimulé par le plaisir qu'ils en retirent et aussi par l'émulation, les différents quartiers luttant à l'envi à qui aura le jardin le mieux soigné. Vraiment, on concevrait difficilement, dans toute une cité, une occupation mieux faite pour donner à la fois du profit et de la joie aux citoyens et, visiblement, le fondateur n'a apporté à aucune autre chose une sollicitude plus grande qu'à ces jardins.
Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Et toute leur règle tenait en cette clause : Fais ce que voudras. Parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu’ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice. Quand une vile et contraignante sujétion les abaisse et les asservit, pour déposer et briser le joug de la servitude ils détournent ce noble sentiment qui les inclinait librement vers la vertu, car c’est toujours ce qui est défendu que nous entreprenons, et c’est ce qu’on nous refuse que nous convoitons. Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d’efforts pour faire, tous, ce qu’ils voyaient plaire à un seul. Si l’un ou l’une d’entre eux disait : « buvons », tous buvaient ; si on disait : « jouons », tous jouaient ; si on disait : « allons nous ébattre aux champs », tous y allaient. Si c’était pour chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles haquenées , avec leur fier palefroi, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier, un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux. Ils étaient si bien éduqués qu’il n’y avait aucun ou aucune d’entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues et s’en servir pour composer en vers aussi bien qu’en prose. Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais on ne vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins ennuyeuses, plus habiles de leurs doigts à tirer l’aiguille et à s’adonner à toute activité convenant à une femme noble et libre, que celles qui étaient là. Pour ces raisons, quand le temps était venu que l’un des Thélémites voulût sortir de l’abbaye, soit à la demande de ses parents, soit pour d’autres motifs, il emmenait avec lui une des dames, celle qui l’avait choisi pour chevalier servant, et ils étaient mariés ensemble. Et s’ils avaient bien vécu à Thélème en affectueuse amitié, ils cultivaient encore mieux cette vertu dans le mariage ; leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours qu’aux premiers temps de leurs noces. […]
[…] Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d’exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux, et sur ce sable que nous nommons or et pierreries. Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de Sa Majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L’usage, dit le grand officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper. En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues , les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose , celles de liqueurs de canne de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d’instruments de mathématique et de physique. Après avoir parcouru toute l’après-dînée à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n’eut plus d’esprit à souper qu’en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n’était pas ce qui l’étonna le moins. Ils passèrent un mois dans cet hospice.
Ils débouchèrent dans les jardins que les constructeurs de la Ville Radieuse avaient dessinés entre les allées réservées aux piétons, au-dessous même du gratte-ciel, entre les pilotis.
Dans cette ombre perpétuelle, le gazon prenait une teinte nouvelle, intermédiaire entre le vert et le jaune, et les jardiniers cultivaient des fleurs énormes, presque sans tige, aux couleurs pâles.
Sur un petit lac artificiel, glissaient des cygnes rouges, des cygnes bleus et des cygnes noirs à pois blancs. Des cygnes blancs à trois ou cinq têtes déployaient avec une grâce multipliée leur bouquet de cous. Leurs reflets se promenaient, dans l'eau limpide, parmi les poissons-roues, les poissons-écharpes, les poissons mille-queues, les poissons échassiers, les ballets d'anguilles arc-en-ciel, et les parterres éclatants de méduses d'eau douce. Tous ces animaux, créés pour le plaisir de l'oeil, provenaient des Laboratoires d'Animaux d'Agrément. Des biologistes provoquaient la naissance de ces monstres admirables par l'intervention chimique et physique au coeur même de l'oeuf.
Au bord du lac s'élevait, comme un champignon, la maison du chef jardinier, bâtie sur un pédoncule. Ce style architectural répondait au double souci de laisser le sol à la disposition de la circulation, et de hisser les pièces d'habitation vers la lumière. La maison pouvait pivoter sur sa tige, et présenter au soleil telle ou telle face, selon le désir de ses habitants; Le pédoncule renfermait l'ascenseur, l'escalier et le vide-ordures.
Une cité ouvrière de cent mille foyers avait été construite à l'ouest de Paris, selon ces principes. Pour éviter la monotonie, l'architecte en chef avait laissé toute liberté à ses collaborateurs, en ce qui concernait le style du corps même des habitations. Si bien que sur cent mille piliers de ciment absolument semblables et alignés au cordeau, s'épanouissaient des maisons d'aspect infiniment varié, depuis le chalet suisse, le castellet Renaissance, le rendez-vous de chasse, la chaumière normande et la maisonnette banlieue 1930, jusqu'au cylindre de chrome, au cube de plastec, à la sphère de ciment et au tronc de cône d'acier. L'immeuble le mieux réussi et le plus perfectionné était celui qui abritait la mairie de la cité. Il avait la forme d'une galette, mais se développait chaque matin et prenait de la hauteur, comme un chapeau claque. Le soir, les employés partis, le concierge appuyait sur un bouton, les bureaux rentraient les uns dans les autres, les meubles s'aplatissaient, les plafonds venaient rejoindre les planchers, et l'immeuble se réduisaient au dixième de sa hauteur.