« une personne est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer »
Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse.
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie !
Période de référence : fin XVIII à XXe siècle :
grandes mutations sociales et politiques
intellectuelles et esthétiques
=> pofondes transformations dans la manière de concevoir les rapports entre l’individu et la société, les modèles d’éducation et les formes de la liberté.
3 chapitres :
Education, transmission et émancipation (éducation et idéaux d’émancipation)
Les expressions de la sensibilité (nouvelles manières de sentir et leur exploration)
les métamorphoses du moi (aspirations et aux inquiétudes de l’âme moderne et au problème de la connaissance de soi)
HLP/Lettres : Qui suis-je ?
Parallèlement au culte de la raison, qui sous‑tend le projet des Lumières, certains artistes revalorisent la sensibilité. Influencés par les œuvres du romantisme allemand ou anglais, ils peignent leurs sentiments à la première personne comme dans Les Rêveries du promeneur solitaire de Jean‑Jacques Rousseau (1782), ou écrivent des romans d’inspiration autobiographique, comme René de François-René de Chateaubriand (1802) ou La Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset (1836).
Répondez à la première question en 10 lignes et 15 minutes
A l'aide de ce corpus, dégagez la variété des expressions de la sensibilité. (Iris présente Lamartine ; Jorge présente le texte en anglais ; Mateo présente Lagarce, Sebastian présente Stevenson ; Montserrat présente Chateaubriand)
I Le moi et l'âme romantique Lamartine Chateaubriand
II Le thème du double Poe Stevenson
III Du “Mal du siècle “ aux maux du siècle contemporain
Apprentissage de la question d'interpréation littéraire
HLP/ Philo : Qui est le "je" ?
intro : Pourquoi devrions-nous chercher ce que nous sommes ?
I Comment l’être humain accède au statut de sujet ?
II Peut-on mettre en doute l’existence du "je" ?
Regardez la vidéo : je n'existe pas
Rivière / Artaud, les déchirements du moi
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
− Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
− On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits, − la ville n’est pas loin -,!
A des parfums de vigne et des parfums de bière…
− Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…
Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,
− Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père…
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
− Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…
Vous êtes amoureux. Loué jusqu’à mois d’août.
Vous êtes amoureux. − Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
− Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire… !
− Ce soir-là,… − vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
− On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.
Arthur Rimbaud (1854-1891), 29 septembre 1870
C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit dès l'entrée que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive la connaissance qu'ils ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc : de Montaigne, ce premier de mars mille cinq cent quatre-vingt.
Montaigne, Essais, « Au lecteur », 1580
UN HÉMISPHÈRE DANS UNE CHEVELURE
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
Baudelaire, Le spleen de Paris, 1869
Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j'éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d'un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre. L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j'entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j'aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs. Le jour, je m'égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu'il fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s'élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j'ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j'aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait ; je sentais que je n'étais moi-même qu'un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison de ta migration n'est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. » Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le démon de mon cœur.
Chateaubriand, René (1802)
Mon cœur, lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira plus de ses vœux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d'un jour pour attendre la mort.
Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée :
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier de silence et de paix.
Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure
Tracent en serpentant les contours du vallon ;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.
La source de mes jours comme eux s'est écoulée ;
Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour :
Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée
N'aura pas réfléchi les clartés d'un beau jour.
La fraîcheur de leurs lits, l'ombre qui les couronne,
M'enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux,
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s'assoupit au murmure des eaux. (…)
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, « Le Vallon » (1820)
Une nuit, vers la fin de ma cinquième année à l’école, et immédiatement après l’altercation dont j’ai parlé, profitant de ce que tout le monde était plongé dans le sommeil, je me levai de mon lit, et, une lampe à la main, je me glissai, à travers un labyrinthe d’étroits passages, de ma chambre à coucher vers celle de mon rival. J’avais longuement machiné à ses dépens une de ces méchantes charges, une de ces malices dans lesquelles j’avais si complètement échoué jusqu’alors. J’avais l’idée de mettre dès lors mon plan à exécution, et je résolus de lui faire sentir toute la force de la méchanceté dont j’étais rempli. J’arrivai jusqu’à son cabinet, j’entrai sans faire de bruit, laissant ma lampe à la porte avec un abat-jour dessus. J’avançai d’un pas, et j’écoutai le bruit de sa respiration paisible. Certain qu’il était bien endormi, je retournai à la porte, je pris ma lampe, et je m’approchai de nouveau du lit. Les rideaux étaient fermés ; je les ouvris doucement et lentement pour l’exécution de mon projet ; mais une lumière vive tomba en plein sur le dormeur, et en même temps mes yeux s’arrêtèrent sur sa physionomie. Je regardai ; — et un engourdissement, une sensation de glace pénétrèrent instantanément tout mon être. Mon cœur palpita, mes genoux vacillèrent, toute mon âme fut prise d’une horreur intolérable et inexplicable. Je respirai convulsivement, — j’abaissai la lampe encore plus près de la face. Étaient-ce, — étaient-ce bien là les traits de William Wilson ? Je voyais bien que c’étaient les siens, mais je tremblais, comme pris d’un accès de fièvre, en m’imaginant que ce n’étaient pas les siens. Qu’y avait-il donc en eux qui pût me confondre à ce point ? Je le contemplais, — et ma cervelle tournait sous l’action de mille pensées incohérentes. Il ne m’apparaissait pas ainsi, — non, certes, il ne m’apparaissait pas tel, aux heures actives où il était éveillé. Le même nom ! les mêmes traits ! entrés le même jour à l’école ! Et puis cette hargneuse et inexplicable imitation de ma démarche, de ma voix, de mon costume et de mes manières ! Était-ce, en vérité, dans les limites du possible humain, que ce que je voyais maintenant fût le simple résultat de cette habitude d’imitation sarcastique ? Frappé d’effroi, pris de frisson, j’éteignis ma lampe, je sortis silencieusement de la chambre, et quittai une bonne fois l’enceinte de cette vieille école pour n’y jamais revenir.
Edgar Allan Poe, Nouvelles Histoires extraordinaires, « William Wilson » (1839), traduction C.Baudelaire (1856)
Voir extrait The Shining, Stanley Kubrick, 1980 et surtour l'extrait 2
Qu’ai-je donc ? C’est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait penser ces folies ! Il est en moi, il devient mon âme ; je le tuerai ! 19 août. — Je le tuerai. Je l’ai vu ! je me suis assis hier soir, à ma table ; et je fis semblant d’écrire avec une grande attention. Je savais bien qu’il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le toucher, le saisir ? Et alors !… alors, j’aurais la force des désespérés ; j’aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour l’étrangler, l’écraser, le mordre, le déchirer. Et je le guettais avec tous mes organes surexcités. J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir. En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l’avoir laissée longtemps ouverte, afin de l’attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace, qui me servait chaque jour pour me raser, pour m’habiller, et où j’avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds, chaque fois que je passais devant. Donc, je faisais semblant d’écrire, pour le tromper, car il m’épiait lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu’il lisait par-dessus mon épaule, qu’il était là, frôlant mon oreille. Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh ! bien ?… on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace !… Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n’était pas dedans… et j’étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n’osais plus avancer, je n’osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu’il était là, mais qu’il m’échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet.
Guy de Maupassant, Le Horla , 1887
« Le navire à trente rames sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes enfants, et qui le ramena heureusement à Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu’au temps de Démétrius de Phalère. Ils en ôtaient les pièces de bois, à mesure qu’elles vieillissaient, et ils les remplaçaient par des pièces neuves, solidement enchâssées. Aussi les philosophes, dans leurs disputes sur la nature des choses qui s’augmentent, citent-ils ce navire comme un exemple de doute, et soutiennent-ils, les uns qu’il reste le même, les autres qu’il ne reste pas le même. »
Plutarque, Vies des hommes illustres, vers 120
« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée (…)
Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense. »
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798
Quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n’ai pas plus conscience de moi et on peut vraiment dire que je n’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait faire de plus pour faire de moi un parfait néant. [...] [Nous ne sommes] rien qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans nos orbites sans varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue ; tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement ; il n’y a pas un seul pouvoir de l’âme qui reste invariablement identique peut-être un seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations. Il n’y a proprement en lui ni simplicité à un moment, ni identité dans les différents moments, quelque tendance naturelle que nous puissions avoir à imaginer cette simplicité et cette identité.
Hume, Traité de la nature humaine , 1737
« Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je », voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une « certitude immédiate ». En définitive, ce « quelque chose pense » affirme déjà trop ; ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent... » C’est en se conformant à peu près au même schéma que l’atomisme ancien s’efforça de rattacher à l’« énergie » qui agit une particule de matière qu’elle tenait pour son siège et son origine, l’atome. Des esprits plus rigoureux nous ont enfin appris à nous passer de ce reliquat de matière, et peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se passer de ce « quelque chose », auquel s’est réduit le respectable « je » du passé. »,
Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 1886
« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous :à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’ « individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum!
(…) Etes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à s’enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l’addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ? »
Nietzsche., Aurores , Livre III, 1881
Lorsque Zarathoustra arriva dans la ville voisine qui se trouvait le plus près des bois, il y rencontra une grande foule rassemblée sur la place publique : car on avait annoncé qu’un danseur de corde allait se faire voir. Et Zarathoustra parla au peuple et lui dit :
Je vous enseigne le Surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ?
Tous les êtres jusqu’à présent ont créé quelque chose au-dessus d’eux, et vous voulez être le reflux de ce grand flot et plutôt retourner à la bête que de surmonter l’homme ?
Qu’est le singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le surhumain : une dérision ou une honte douloureuse.
Vous avez tracé le chemin du ver jusqu’à l’homme et il vous est resté beaucoup du ver de terre. Autrefois vous étiez singe et maintenant encore l’homme est plus singe qu’un singe.
Mais le plus sage d’entre vous n’est lui-même qu’une chose disparate, hybride fait d’une plante et d’un fantôme. Cependant vous ai-je dit de devenir fantôme ou plante ?
Voici, je vous enseigne le Surhumain !
Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le Surhumain soit le sens de la terre.
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espoirs supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs, qu’ils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée : qu’ils s’en aillent donc !
Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème, mais Dieu est mort et avec lui sont morts ses blasphémateurs. Ce qu’il y a de plus terrible maintenant, c’est de blasphémer la terre et d’estimer les entrailles de l’impénétrable plus que le sens de la terre !
Jadis l’âme regardait le corps avec dédain, et rien alors n’était plus haut que ce dédain : elle le voulait maigre, hideux, affamé ! C’est ainsi qu’elle pensait lui échapper, à lui et à la terre !
Oh ! cette âme était elle-même encore maigre, hideuse et affamée : et pour elle la cruauté était une volupté !
Mais, vous aussi, mes frères, dites-moi : votre corps, qu’annonce-t-il de votre âme ? Votre âme n’est-elle pas pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même ?
En vérité, l’homme est un fleuve impur. Il faut être devenu océan pour pouvoir, sans se salir, recevoir un fleuve impur.
Voici, je vous enseigne le Surhumain : il est cet océan ; en lui peut s’abîmer votre grand mépris.
Que peut-il vous arriver de plus sublime ? C’est l’heure du grand mépris. L’heure où votre bonheur même se tourne en dégoût, tout comme votre raison et votre vertu.
L’heure où vous dites : « Qu’importe mon bonheur ! Il est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. Mais mon bonheur devrait légitimer l’existence elle-même ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma raison ? Est-elle avide de science, comme le lion de nourriture ? Elle est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma vertu ! Elle ne m’a pas encore fait délirer. Que je suis fatigué de mon bien et de mon mal ! Tout cela est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma justice ! Je ne vois pas que je sois charbon ardent. Mais le juste est charbon ardent ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma pitié ! La pitié n’est-elle pas la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ? Mais ma pitié n’est pas une crucifixion. »
Avez-vous déjà parlé ainsi ? Avez-vous déjà crié ainsi ? Hélas, que ne vous ai-je déjà entendus crier ainsi !
Ce ne sont pas vos péchés — c’est votre contentement qui crie contre le ciel, c’est votre avarice, même dans vos péchés, qui crie contre le ciel !
Où donc est l’éclair qui vous léchera de sa langue ? Où est la folie qu’il faudrait vous inoculer ?
Voici, je vous enseigne le Surhumain : il est cet éclair, il est cette folie !
Quand Zarathoustra eut parlé ainsi, quelqu’un de la foule s’écria : « Nous avons assez entendu parler du danseur de corde ; faites-nous-le voir maintenant ! » Et tout le peuple rit de Zarathoustra. Mais le danseur de corde qui croyait que l’on avait parlé de lui se mit à l’ouvrage.
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883
Si l’homme est ce qu’il est, la mauvaise foi est à tout jamais impossible et la franchise cesse d’être son idéal pour devenir son être ; mais l’homme est-il ce qu’il est et, d’une manière générale, comme peut-on être ce qu’on est, lorsqu’on est comme conscience d’être ? […] Mais que sommes-nous donc si nous avons l’obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode d’être du devoir être ce que nous sommes ? Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux, expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café.
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, 1943
Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.
Pascal, Pensées, 1669
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SOCRATE : Comment pourrions-nous maintenant savoir le plus clairement possible ce qu’est « soi-même ». Il semble que lorsque nous le saurons, nous nous connaîtrons aussi nous-mêmes. Mais par les dieux, cette heureuse parole de l’inscription delphique que nous rappelions à l’instant, ne la comprenons-nous pas ?
ALCIBIADE : Qu’as-tu à l’esprit en disant cela Socrate ?
SOCRATE : Je vais t’expliquer ce que je soupçonne que nous dit et nous conseille cette inscription. Il n’y en a peut-être pas beaucoup de paradigmes, si ce n’est la vue.
ALCIBIADE : Que veux-tu dire par là ?
SOCRATE : Examine la chose avec moi. Si c’était à notre regard, comme à un homme que cette inscription s’adressait en lui conseillant : « regarde-toi toi-même », comment comprendrions-nous cette exhortation ? Ne serait-ce pas de regarder un objet dans lequel l’œil se verrait lui-même ?
ALCIBIADE : Evidemment.
SOCRATE : Quel est, parmi les objets, celui vers lequel nous pensons qu’il faut tourner notre regard pour à la fois le voir et nous voir nous-mêmes ?
ALCIBIADE : C’est évidemment un miroir, Socrate, ou quelque chose de semblable.
SOCRATE : Bien dit. Mais, dans l’œil grâce auquel nous voyons, n’y a-t-il pas quelque chose de cette sorte ?
ALCIBIADE : Bien sûr.
SOCRATE : N’as-tu pas remarqué que, lorsque nous regardons l’œil de quelqu’un qui nous fait face, notre visage se réfléchit dans sa pupille comme dans un miroir, ce qu’on appelle aussi la poupée, car elle est une image de celui qui regarde ?
ALCIBIADE : Tu dis vrai.
SOCRATE : Donc, lorsqu’un œil observe un autre œil et qu’il porte son regard sur ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est-à-dire ce par quoi il voit, il s’y voit lui-même.
ALCIBIADE : C’est ce qu’il semble.
SOCRATE : Mais si, au lieu de cela, il regarde quelque autre partie de l’homme ou quelque autre objet, à l’exception de celui auquel ce qu’il y a de meilleur en l’œil est semblable, alors il ne se verra pas lui-même.
ALCIBIADE : Tu dis vrai.
SOCRATE : Ainsi, si l’œil veut se voir lui-même, il doit regarder un œil et porter son regard sur cet endroit où se trouve l’excellence de l’œil. Et cet endroit de l’œil, n’est-ce pas la pupille ?
ALCIBIADE : C’est cela.
SOCRATE : Eh bien alors, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit porter son regard sur une âme et avant tout sur cet endroit de l’âme où se trouve l’excellence de l’âme, le savoir, ou sur une autre chose à laquelle cet endroit de l’âme est semblable.
ALCIBIADE : C’est ce qu’il me semble, Socrate.
SOCRATE : Or, peut-on dire qu’il y a en l’âme quelque chose de plus divin que ce qui a trait à la pensée et à la réflexion?
ALCIBIADE : Nous ne le pouvons pas.
SOCRATE : C’est donc au divin que ressemble ce lieu de l’âme, et quand on porte le regard sur lui et que l’on connaît l’ensemble du divin, le dieu et la réflexion, on serait alors au plus près de se connaître soi-même.
ALCIBIADE : C’est ce qu’il semble.
Platon, Alcibiade majeur (IVème siècle av. JC), 132c-133e
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La sensibilité, selon la seule acception qu’on ait donnée jusqu’à présent à ce terme, est, ce me semble, cette disposition compagne de la faiblesse des organes, suite de la mobilité du diaphragme, de la vivacité de l’imagination, de la délicatesse des nerfs, qui incline à compatir, à frissonner, à admirer, à craindre, à se troubler, à pleurer, à s’évanouir, à secourir, à fuir, à crier, à perdre la raison, à exagérer, à mépriser, à dédaigner, à n’avoir aucune idée précise du vrai, du bon et du beau, à être injuste, à être fou. Multipliez les âmes sensibles, et vous multiplierez en même proportion les bonnes et les mauvaises actions en tout genre, les éloges et les blâmes outrés.
Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, posthume 1830 (rédigé entre 1773-1777).
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J’ai pris et quitté cent fois la plume ; j’hésite dès le premier mot ; je ne sais quel ton je dois prendre ; je ne sais par où commencer ; et c’est à Julie que je veux écrire ! Ah ! malheureux ! que suis-je devenu ? Il n’est donc plus ce temps où mille sentiments délicieux coulaient de ma plume comme un intarissable torrent ! Ces doux moments de confiance et d’épanchement sont passés, nous ne sommes plus l’un à l’autre, nous ne sommes plus les mêmes, et je ne sais plus à qui j’écris. Daignerez-vous recevoir mes lettres ? vos yeux daigneront-ils les parcourir ? les trouverez-vous assez réservées, assez circonspectes ? Oserais-je y garder encore une ancienne familiarité ? Oserais-je y parler d’un amour éteint ou méprisé, et ne suis-je pas plus reculé que le premier jour où je vous écrivis ? Quelle différence, ô ciel ! de ces jours si charmants et si doux, à mon effroyable misère ! Hélas ! je commençais d’exister, et je suis tombé dans l’anéantissement ; l’espoir de vivre animait mon cœur ; je n’ai plus devant moi que l’image de la mort ; et trois ans d’intervalle ont fermé le cercle fortuné de mes jours. Ah ! que ne les ai-je terminés avant de me survivre à moi-même ! Que n’ai-je suivi mes pressentiments après ces rapides instants de délices où je ne voyais plus rien dans la vie qui fût digne de la prolonger ! Sans doute, il fallait la borner à ces trois ans ou les ôter de sa durée : il valait mieux ne jamais goûter la félicité que la goûter et la perdre. Si j’avais franchi ce fatal intervalle, si j’avais évité ce premier regard qui me fit une autre âme, je jouirais de ma raison, je remplirais les devoirs d’un homme, et sèmerais peut-être de quelques vertus mon insipide carrière. Un moment d’erreur a tout changé. Mon œil osa contempler ce qu’il ne fallait point voir. Cette vue a produit enfin son effet inévitable. Après m’être égaré par degrés, je ne suis qu’un furieux dont le sens est aliéné, un lâche esclave sans force et sans courage, qui va traînant dans l’ignominie sa chaîne et son désespoir.
Vains rêves d’un esprit qui s’égare ! Désirs faux et trompeurs désavoués à l’instant par le cœur qui les a formés ! Que sert d’imaginer à des maux réels de chimériques remèdes qu’on rejetterait quand ils nous seraient offerts ? Ah ! qui jamais connaîtra l’amour, t’aura vue, et pourra le croire, qu’il y ait quelque félicité possible que je voulusse acheter au prix de mes premiers feux ? Non, non : que le ciel garde ses bienfaits, et me laisse, avec ma misère, le souvenir de mon bonheur passé. J’aime mieux les plaisirs qui sont dans ma mémoire et les regrets qui déchirent mon âme, que d’être à jamais heureux sans ma Julie. Viens, image adorée, remplir un cœur qui ne vit que par toi ; suis-moi dans mon exil, console-moi dans mes peines, ranime et soutiens mon espérance éteinte. Toujours ce cœur infortuné sera ton sanctuaire inviolable, d’où le sort ni les hommes ne pourront jamais t’arracher. Si je suis mort au bonheur, je ne le suis point à l’amour qui m’en rend digne. Cet amour est invincible comme le charme qui l’a fait naître ; il est fondé sur la base inébranlable du mérite et des vertus ; il ne peut périr dans une âme immortelle ; il n’a plus besoin de l’appui de l’espérance, et le passé lui donne des forces pour un avenir éternel.
Mais toi, Julie, ô toi qui sus aimer une fois, comment ton tendre cœur a-t-il oublié de vivre ? Comment ce feu sacré s’est-il éteint dans ton âme pure ? Comment as-tu perdu le goût de ces plaisirs célestes que toi seule étais capable de sentir et de rendre ? Tu me chasses sans pitié, tu me bannis avec opprobre, tu me livres à mon désespoir, et tu ne vois pas dans l’erreur qui t’égare, qu’en me rendant misérable tu t’ôtes le bonheur de tes jours ! Ah ! Julie, crois-moi, tu chercheras vainement un autre cœur ami du tien ; mille t’adoreront sans doute, le mien seul te savait aimer.
Réponds-moi maintenant, amante abusée ou trompeuse : que sont devenus ces projets formés avec tant de mystère ? Où sont ces vaines espérances dont tu leurras si souvent ma crédule simplicité ? Où est cette union sainte et désirée, doux objet de tant d’ardents soupirs, et dont ta plume et ta bouche flattaient mes vœux ? Hélas ! sur la foi de tes promesses, j’osais aspirer à ce nom sacré d’époux et me croyais déjà le plus heureux des hommes. Dis, cruelle, ne m’abusais-tu que pour rendre enfin ma douleur plus vive et mon humiliation plus profonde ? Ai-je attiré mes malheurs par ma faute ? Ai-je manqué d’obéissance, de docilité, de discrétion ? M’as-tu vu désirer assez faiblement pour mériter d’être éconduit, ou préférer mes fougueux désirs à tes volontés suprêmes ? J’ai tout fait pour te plaire, et tu m’abandonnes ! Tu te chargeais de mon bonheur, et tu m’as perdu ! Ingrate, rends-moi compte du dépôt que je t’ai confié ; rends-moi compte de moi-même, après avoir égaré mon cœur dans cette suprême félicité que tu m’as montrée et que tu m’enlèves. Anges du ciel, j’eusse méprisé votre sort ; j’eusse été le plus heureux des êtres… Hélas ! je ne suis plus rien, un instant m’a tout ôté. J’ai passé sans intervalle du comble des plaisirs aux regrets éternels : je touche encore au bonheur qui m’échappe… j’y touche encore, et le perds pour jamais !… Ah ! si je le pouvais croire ! si les restes d’une espérance vaine ne soutenaient… O rochers de Meillerie, que mon œil égaré mesura tant de fois, que ne servîtes-vous mon désespoir ! J’aurais moins regretté la vie quand je n’en avais pas senti le prix.
Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761, Deuxième partie
« Il ne faut pas confondre l’amour-propre et l’amour de soi-même ; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l’honneur.
Ceci bien entendu, je dis que dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l’amour-propre n’existe pas. Car, chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul spectateur qui l’observe, comme le seul être dans l’univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n’est pas possible qu’un sentiment qui prend sa source dans des comparaisons qu’il n’est pas à portée de faire, puisse germer dans son âme ; par la même raison cet homme ne saurait avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l’opinion de quelque offense reçue ; et comme c’est le mépris ou l’intention de nuire et non le mal qui constitue l’offense, des hommes qui ne savent ni s’apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s’offenser réciproquement. En un mot, chaque homme ne voyant guère ses semblables que comme il verrait des animaux d’une autre espèce, peut ravir la proie au plus faible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événements naturels, sans le moindre mouvement d’insolence ou de dépit, et sans autre passion que la douleur ou la joie d’un bon ou mauvais succès. »
Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides ; on les avait trempés dans le mépris de la vie comme de jeunes épées. Ils n’étaient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par chaque barrière de ces villes on allait à une capitale d’Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain. (…) Trois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l’absolutisme ; devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre ces deux mondes… quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, 16 je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris. Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors ; voilà ce qui se présentait à des enfants pleins de force et d’audace, fils de l’Empire et petits-fils de la Révolution. Or, du passé, ils n’en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne ; l’avenir, ils l’aimaient, mais quoi ? comme Pygmalion Galathée ; c’était pour eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu’elle s’animât, que le sang colorât ses veines. Il leur restait donc le présent, l’esprit du siècle, ange du crépuscule, qui n’est ni la nuit ni le jour ; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d’ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d’un froid terrible. L’angoisse de la mort leur entra dans l’âme à la vue de ce spectre moitié momie et moitié fœtus. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle,1836
Sous cette croûte d’os et de peau, qui est ma tête, il y a une constance d’angoisses, non comme un point moral, comme les ratiocinations d’une nature imbécilement pointilleuse, ou habitée d’un levain d’inquiétudes dans le sens de sa hauteur, mais comme une (décantation)
à l’intérieur,
comme la dépossession de ma substance vitale,
comme la perte physique et essentielle (je veux dire perte du côté de l’essence)
d’un sens.
Artaud, Le pèse-nerfs, 1927