LE PREMIER. – Le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées, votre auteur1 et moi, ce sont les qualités premières d'un grand comédien. Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j'en exige, par conséquent, de la pénétration2 et nulle sensibilité, l'art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles.
LE SECOND. – Nulle sensibilité !
LE PREMIER. – Nulle. […] Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait‑il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au lieu qu'imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu'il se présentera sur la scène sous le nom d'Auguste, de Cinna, d'Orosmane, d'Agamemnon, de Mahomet3, copiste rigoureux de lui‑même ou de ses études, et observateur continu de nos sensations, son jeu, loin de s'affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu'il aura recueillies ; il s'exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait. S'il est lui quand il joue, comment cessera‑t‑il d'être lui ? S'il veut cesser d'être lui, comment saisira‑t‑il le point juste auquel il faut qu'il se place et s'arrête ? Ce qui me confirme dans mon opinion, c'est l'inégalité des acteurs qui jouent d'âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l'endroit où ils auront excellé aujourd'hui ; en revanche, ils excelleront dans celui qu'ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d'étude de la nature humaine, d'imitation constante d'après quelque modèle idéal, d'imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n'y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. [...] Ce sont les mêmes accents, les mêmes positions, les mêmes mouvements, s'il y a quelque différence d'une représentation à l'autre, c'est ordinairement à l'avantage de la dernière. Il ne sera pas journalier4 : c'est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même force et la même vérité.
1. La pièce commence par une querelle au sujet de l'ouvrage d'un ami du Second interlocuteur.
2. Intelligence, capacité de compréhension.
3. Auguste et Cinna sont des personnages romains, notamment mis en scène dans Cinna de Corneille. Agamemnon est un roi grec qui apparait dans de nombreuses tragédies, comme Iphigénie de Racine. Orosmane et Mahomet sont des personnages de tragédies de Voltaire.
4. Différent en fonction des jours.
Pour que votre jeu soit vrai, il doit être juste, logique, cohérent ; vous devez penser, lutter, sentir et agir en communication avec votre personnage.
Lorsque vous prenez tous ces processus internes, et que vous les adaptez à la vie spirituelle et physique du personnage que vous incarnez, alors vous vivez votre rôle. C’est ce qui compte le plus dans votre travail de création. Lorsque l’acteur vit son personnage, non seulement il ouvre la voie à l’inspiration, mais il parvient ainsi à réaliser l’un de ses principaux objectifs. Il ne s’agit pas d’exprimer uniquement la vie extérieure du personnage. Il faut encore y adapter ses propres qualités humaines, y verser toute son âme. Le but fondamental de notre art est de créer la vie profonde d’un esprit humain et de l’exprimer sous une forme artistique.
C’est pourquoi nous commençons toujours par l’aspect intérieur du rôle, et cherchons à créer sa vie spirituelle en nous servant de ce procédé interne qui consiste à vivre le rôle. Et vous devez le vivre en éprouvant réellement les sentiments qui s’y rapportent chaque fois que vous le recréez.